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Les mots de la traductrice – Marion Graf

Marion Graf revient sur la traduction des Buveuses de larmes de Robert Walser.
Les mots de la traductrice - Marion Graf
Marion Graf. OFC
Traduction

Dans le recueil de Walser publié chez Zoé, Marion Graf indique ceci:

J’ai de la peine à trouver des mots qui me paraissent nouveaux, qui ne soient pas trop exacts, qui aillent bien ensemble, comme si celui qui les écrivait était une espèce de dessinateur…

A la façon d’un artiste maniant crayon ou pinceau, Walser trace rarement des contours linéaires. Il multiplie reprises et restrictions. Tantôt par petites touches minutieuses, tantôt en enchaînant des adjectifs presque synonymes, il ne cesse d’ajuster le trait pour mieux le brouiller: «Un homme âgé, soit plutôt vieillissant ou bel et bien déjà passablement, c’est-à-dire même tout à fait vieux» («Une espèce de récit»). Une silhouette «svelte, délurée, fringante» («Un conte»).

Dans «Petite comédie», il pose une équivalence surprenante: une apposition, loin d’être explicative, transpose l’énoncé le plus concret sur un plan d’abstraction plutôt discordant pour décrire le spectacle de ses concitoyens en train de «prendre une gorgée de bière, autrement dit de l’engloutir dans leur singularité».

Parfois, les formulations sont même franchement contradictoires: un entretien d’embauche se terminera «sans succès mais tout de même avec succès» («De la vie d’un commis»); ailleurs, ce sont les femmes qui freinent un développement «aussi nuisible qu’utile» à la société («Rédaction sur un séjour à la campagne»).

Non sans une ambiguïté qui joue sur le rapport à la fois intentionnel et non intentionnel qu’il semble entretenir avec son texte, le narrateur de «Père et fille» s’emporte contre la «pauvreté» de son propre style, contre les sempiternels «petits mots» (les «peut-être», les «presque», les «semblait-il») qui pourtant s’obstinent à relativiser, atténuer, rectifier, nuancer le propos et finiraient presque par miner le sens au fur et à mesure qu’il tente d’émerger.

Grande serait la tentation, en traduisant, de lisser les hésitations ou d’élucider les contradictions; de choisir des mots «exacts», de mettre de la clarté dans ces phrases sinueuses. Mais ce serait en finir, ce serait priver ces proses de leur sourde vitalité qui réside précisément dans le glissement et le déséquilibre, ce serait sans doute briser l’ironie subtile qui désamorce, suspend, renverse les jugements de valeur. Que l’on songe aux divers «Comptes rendus», ou à la «Soirée de lecture», où le ridicule et la compassion s’équilibrent à l’infini.

Certes Walser, improvisateur de génie, s’identifie au tireur infaillible qu’est Guillaume Tell; mais lorsqu’il travaille la langue comme un matériau malléable, il se voit en artisan: dans «Petite comédie», comme un dessinateur; dans «Une espèce de récit», comme un tapissier, un menuisier, un forgeron, un bricoleur ou un tourneur. En traduisant, c’est à ces modèles que j’ai voulu être attentive, pour façonner une musique qui prolonge, vivante, celle de l’original – dans l’espoir de toucher parfois dans le mille.