La résurrection ratée du Bonobo
Voilà que le premier avril tombe le lundi de Pâques, ce qui confirme que cette histoire de résurrection n’est qu’un vaste canular! On a les miracles qu’on peut… Pourtant, j’aurais bien aimé que certains morts d’avant Pâques ressuscitent pour de bon cette année. Parmi eux, notre ami Frans de Waal, emporté voici trois semaines, âgé d’à peine trois quarts de siècle. Frans était né Néerlandais, marié française, résident étasunien et très polyglotte, comme les Genevois ont pu l’apprécier lors de fréquents séjours européens. C’était un des meilleurs spécialistes du comportement des chimpanzés et bonobos, observés dans les parcs zoologiques, les réserves, la nature et en expérimentation bienveillante. Il avait réussi à communiquer avec nombre d’entre eux, avec qui il avait développé des relations personnelles, comme en témoigne l’un de ses livres, La dernière étreinte, dédié à une amie chimpanzé mourante.
Comme Jane Goodall et quelques autres avant lui, Frans avait compris, depuis le début, que l’étude du comportement des grands mammifères ne pouvait se faire dans des conditions d’objectivité scientistes ou d’expérimentation behavioriste très contrôlée. La nécessaire relation entre observés et observateurs/expérimentateurs implique une approche souvent plus proche d’une enquête ethnographique que d’une observation neutre. Surtout quand, comme Frans, on s’intéresse aux relations sociales et familiales, et à l’empathie.
Son demi-siècle de passion simiesque et de recherche a produit une œuvre scientifique considérable, qu’il a aussi traduite par de nombreux essais et conférences grand public. L’ensemble a beaucoup réduit la distance que nous pouvions ressentir entre les chimpanzés, les bonobos et nous, aussi différentes entre elles que soient ces deux espèces. Comme le dit si bien le dicton, il ne leur manque que la parole, c’est-à-dire le langage à triple articulation des signes, des mots et des sens. Ce qui, bien sûr ne veut pas dire qu’ils ne communiquent pas énormément, par de multiples canaux sonores, gestuels et tactiles. Les grands singes ont une vie émotionnelle et affective très semblable à la nôtre dans ses mécanismes fondamentaux. Mais ces derniers conduisent à de grandes variations de comportements entre individus et à d’autres, significatives, entre les espèces et leurs structures sociales. Comme entre le patriarcat tranquille des gorilles, celui agressif des chimpanzés et le matriarcat paisible des bonobos.
Pour le reste, les ouvrages de Frans témoignent des luttes de pouvoir et de la politique des chimpanzés, bien différentes du pacifisme très sexuel des bonobos. Ils nous évoquent la violence de nos propres comportements et décrivent des modes d’interactions bien semblables aux nôtres.
Frans de Waal a reçu à Harvard un prix «Ig Nobel». Pas le Nobel du marchand de dynamite, qu’il a pourtant mérité, mais un «Ig Nobel», décerné «pour une recherche improbable qui fait rire et penser les gens». En l’occurrence, une recherche conduite avec Jennifer Pokorny les avait amenés à constater que les chimpanzés se reconnaissent mieux entre eux en regardant leurs fesses plutôt que leurs visages! Ce qui peut se comprendre quand on passe son temps à se déplacer en files indiennes dans une forêt très sombre…
Mort, il n’aura pas l’autre prix Nobel que les parlementaires scandinaves, grâce au legs du fabricant d’explosifs, ne décernent qu’aux vivants et rarement aux femmes. J’aurais voulu que Frans ressuscite, comme le grand Jésus, pour recevoir cet autre prix Nobel. J’aurais aimé l’entendre prononcer, en smoking devant ces guignols, un discours au moins aussi hilarant et chargé de sens que celui qu’il a prononcé en recevant l’autre récompense. Et nul doute que son apport sur notre nature, bien réelle au quotidien, chimpanzé ou bonobo selon les moments, est largement aussi important que les traces d’improbables bosons ou de planètes inaccessibles…
* Chroniqueur énervant