Navigatrice
Il est des lectures qui en appellent spontanément d’autres. C’est le cas du bel ouvrage de Carinne Bertola, Ella Maillart navigatrice1>Carinne Bertola, Ella Maillart navigatrice, Glénat, 2024.. Sa couverture cartonnée refermée, je me lève, quitte mon bureau et file chercher dans la bibliothèque consacrée aux récits de voyage le premier livre d’Ella Maillart sur lequel j’ai mis la main, Croisières et caravanes2>Ella Maillart, Croisières et caravanes, Editions du Seuil, trad. de l’anglais par G. Rives, 1951.. Je m’en empare, joue avec sa jaquette de plastique toilé, m’assieds dans le confortable fauteuil disposé là, l’ouvre et, pages de collection «Les 400 coups» et de titre parcourues en coup de vent, commence à lire les premières lignes du chapitre initial.
Ecrites à l’exact mitan du XXe siècle, comme à celui d’une vie hors normes, celles-ci disent tout… ou presque de leur autrice: «Quand une moitié de notre vie est écoulée, il est facile d’en faire le récit logique – et artificiel. Je pourrais, pour ma part, choisir parmi mes souvenirs d’enfance, tous liés au lac de Genève et aux Alpes, ceux qui expliqueraient ma destinée. Mais ce genre de biographie, où les héros savent si bien à l’avance quelle sera l’orientation de leur vie, ne donne jamais l’impression de la vérité.»
Dire tout ou presque de soi-même, c’est aussi n’en rien dire… ou presque. Car est-on jamais vraiment sûr de connaître une histoire lorsqu’elle n’a ni point de départ assuré ni lieu d’arrivée déterminé et qu’elle se diffracte en autant de parcours possibles?
Ella Maillart sait toutefois qu’à force de travail, et avec un peu de recul, il est possible de mettre en mots une vie. Sans ignorer que de son côté la vie, la vraie, elle, se garde bien d’être écrite. Gare au biographe qui l’oublierait.
Carinne Bertola a retenu la leçon. En chapeau de l’introduction de son livre, elle insère cet avertissement d’Ella: «Je n’ai pas besoin de biographie, tout est écrit dans mes livres.» De nouveau, ce «tout» qui tutoie ou voisine le rien. De nouveau, cette volonté de rester maîtresse d’un destin qui n’est ni une destination connue ni une destinée écrite d’avance et qui a tout à voir avec une existence vécue sans crainte du lendemain.
La première, la plus importante peut-être, des existences d’Ella resta longtemps mal connue. On savait que tout… ou presque avait commencé à l’âge de 10 ans dans le lieu-dit «Le Creux», à quelques kilomètres de Genève. Qu’en compagnie de Miette de Saussure, elle était devenue d’abord maraudeuse des grèves, ensuite excellente nageuse et enfin navigatrice hors pair, fine connaisseuse de ce lac qui déroutait jusqu’aux marins les plus aguerris. Que de ces premières escapades étaient sorties des expéditions, comme celle menée à bord par exemple de Perlette, un monotype du Havre d’une longueur de pont de 7,20 m, mais aussi une participation aux Jeux olympiques de Paris en 1924. Et puis que d’autres aventures allaient la projeter fortuitement toujours plus vers l’Est, la faisant abandonner l’élément liquide pour les espaces continentaux.
Abandonner mais jamais oublier. Comme lorsqu’au retour d’une équipée dans les monts Célestes entamée au seuil des années trente, alors qu’elle tente de rejoindre l’Europe par tous les moyens, elle écrit face au puissant flot de l’Amou-Daria: «Je retrouve mon amie de toujours, l’eau vivante, avec son odeur, son mouvement, ses caprices.»3>In Gwenaëlle Abolivier, Ella Maillart: l’intrépide femme du globe, Paulsen, 2023.
Une amitié se joue aisément du temps et de l’espace, et tout autant de l’entrelacement des causes et des conséquences. Une amitié avec ce qu’il y a de plus vivant ne s’éteint jamais. Voilà qui nous ramène immanquablement au Creux, là où l’eau était partout; là où elle était de tous les jeux, de toutes les humeurs et de tous les rêves.
Longtemps, nous le savons dorénavant, le rêve fut d’être navigatrice avant tout, de gagner des courses face aux meilleurs, de traverser telle mer ou tel océan. Ce rêve irrigue les pages du livre que Carinne Bertola a consacré à Ella Maillart; port après port, régate après régate, mais surtout bateau après bateau. Chacun de ceux-ci, en ses particularités propres (longueur, tirant d’eau, mât, voilure…), nous rappelle un bien paradoxal message: sur l’eau nul artifice ne remplace complètement le contact charnel avec l’élément liquide. Qui navigue le sait. Qui le sait ne peut – ni ne veut – l’oublier. Ella la première.
Notes
Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.