La richesse des nations
Pourquoi un chauffeur de bus gagne-t-il dix fois plus à Genève qu’à Nairobi? Qu’est-ce qui fait la richesse croissante de certains pays et la misère persistante des autres? Présente aux origines de la théorie économique, cette question est plus pertinente que jamais: à l’époque où Adam Smith écrivait son best-seller Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), les différences de richesse entre territoires étaient bien moindres qu’aujourd’hui. En effet, l’inégalité économique est de nos jours avant tout internationale: les revenus et la fortune dépendent davantage du lieu de naissance que de la classe sociale.
Dans la théorie dominante, le revenu par habitant d’une nation dépend de la quantité de capital par travailleur·euse et de son niveau de technologie ou «productivité totale des facteurs» (PTF). Si la quantité de capital est mesurable, la PTF est un concept fumeux, correspondant simplement à la part de la productivité qui ne s’explique pas par le capital utilisé. Cette notion ne permet pas d’expliquer quoi que ce soit, elle est d’après l’auteur de ce modèle lui-même «une mesure de notre ignorance».
Selon l’économiste Erik Reinert, le problème de la théorie dominante est justement qu’elle ne fait aucune différence entre les types d’activités économiques. Or, des secteurs différents ont des propriétés différentes, plus ou moins propices à la croissance des revenus. L’industrie en particulier se distingue de secteurs comme l’agriculture ou l’extraction minière par son grand potentiel de gains de productivité, ses marchés moins compétitifs et ses prix plus stables.
D’une part, les innovations techniques et organisationnelles y permettent de gagner en efficacité, de proposer des produits nouveaux ou de meilleure qualité – c’est ce qui fait les gains de productivité du secteur. D’autre part, la compétition y fonctionne différemment: les produits ne se distinguent pas seulement par leurs prix, mais aussi par leur qualité ou leur image de marque, ce qui réduit la pression sur les entreprises.
Un fabricant d’automobiles, par exemple, doit bien sûr veiller à contrôler ses coûts, mais il peut jouer sur d’autres leviers pour vendre. Une exploitation agricole qui produit du blé ou du café n’est pas dans la même situation: elle vend exactement le même produit que ses compétiteurs et les prix de vente lui sont dictés par le marché mondial ou la grande distribution. La compétition dans l’industrie est également restreinte dans les secteurs plus spécialisés et complexes technologiquement, qui demandent des investissements plus importants et un savoir-faire moins accessible: il est plus difficile pour des nouveaux acteurs de concurrencer les entreprises existantes dans l’aéronautique ou la chimie de pointe que dans les produits agricoles.
En réfléchissant aux caractéristiques de différents secteurs économiques, on parvient donc à expliquer, d’une part, les inégalités de revenus entre pays spécialisés dans l’industrie à haute valeur ajoutée et les autres («pays riche» et «pays industrialisé» ne sont pas synonymes pour rien) et, d’autre part, la persistance de ces inégalités: les industries complexes présentent des obstacles à l’entrée qui font qu’il est difficile pour de nouvelles entreprises ou de nouveaux pays de s’y lancer.
La spécialisation d’un pays dans des industries complexes entraîne une hausse des salaires dans les autres secteurs: les enseignant·es ou conducteur·trices de bus suisses, qui ne sont pas plus productifs que leurs analogues kényans, bénéficient de la plus grande productivité et de la moindre exposition à la compétition de leurs compatriotes employé·es dans les pharmaceutiques ou l’horlogerie. La présence d’industries très rémunératrices tire en effet vers le haut les paies des autres secteurs – qui doivent inciter leur main-d’œuvre à ne pas aller voir ailleurs – et permet de financer par l’impôt le service public.
L’importance de la spécialisation dans les industries complexes, après avoir été évacuée de la théorie économique dominante pendant des décennies, commence à faire son retour parmi les décideurs politiques. Bien que cet intérêt retrouvé pour la politique industrielle ne débouche pour l’instant que sur des politiques assez faiblardes, il pourrait représenter une opportunité de réduction des inégalités, redonnant une marge de manœuvre aux pays du Sud global en leur permettant de protéger et développer des industries à haute valeur ajoutée, comme ont pu le faire le Japon, la Corée du Sud ou la Chine.
Michal Gadomski est étudiant en histoire économique et membre de Rethinking Economics Genève.