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Inflation et lutte d’intérêts

S’appuyant sur la théorie de «l’inflation du vendeur», Romain Desgraz, membre de Rethinking Economics, met en avant le lien entre le récent épisode d’inflation et l’opportunisme de certaines sociétés, consistant à accroître leurs marges en période de crise pour augmenter leurs profits.
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Le 9 novembre 2023, Elon Musk – libertarien, gourou des cryptobros et propriétaire de Tesla, SpaceX ou encore X – twittait une citation de l’économiste autrichien Friedrich Hayek: «Je ne pense pas que ce soit une exagération de dire que l’Histoire est largement une histoire d’inflation, habituellement les inflations sont conçues par les gouvernements pour le gain des gouvernements.» Ah bon?

Le message du milliardaire masque un élément clé: l’inflation, soit la montée persistante du niveau général des prix, est un phénomène complexe découlant d’une lutte de pouvoir entre différents agents économiques. Pourtant, la croyance que l’inflation est un phénomène induit par les gouvernements ne sort pas de nulle part. L’enseignement traditionnel de l’économie tient ce discours de la théorie quantitative de la monnaie, qui a notamment inspiré les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher. Cette théorie accuse l’Etat et la planche à billets de sa banque centrale d’être responsables de la baisse de la valeur de l’argent, menant ainsi à l’augmentation des prix.

Cette année, un débat entre différents économistes a eu lieu sur la question de l’inflation post-Covid, en se concentrant sur le rôle du profit. Isabella Weber et Evan Wasner ont d’abord remis à jour la théorie de l’inflation du vendeur (seller’s inflation). Lorsque des perturbations touchent la production (confinement sanitaire, canaux maritimes bloqués, guerres), les acteurs des secteurs produisant des ressources clés dans les chaînes de valeur – pétrole, gaz, acier, bois, puces électroniques, etc. – peuvent utiliser leur pouvoir stratégique pour augmenter les prix afin de conserver ou d’accroître leurs marges.

Cette hausse se répercute directement sur les secteurs qui dépendent de ces ressources, devant augmenter à leur tour les prix, et ainsi de suite jusqu’au consommateur final, qui se trouve bien dépourvu face à ce renchérissement généralisé. Lorsqu’une baisse du pouvoir d’achat se fait ressentir, les travailleurs et leurs syndicats vont lutter pour défendre leurs salaires réels. Les firmes peuvent répercuter cette potentielle hausse des coûts du travail sur les prix, pouvant ainsi créer une spirale inflationniste «prix-salaires» jusqu’à ce que le conflit d’intérêt entre travail et capital soit réglé.

En popularisant l’idée d’inflation par les profits, les deux auteurs ont réussi à faire émerger des débats académiques importants, controverses qui ne se sont pas arrêtées au petit monde des économistes hétérodoxes. En effet, économistes mainstream, pourtant pas les premiers à blâmer les entreprises pour les maux de la société, et politiciens se sont emparés de cette thèse pour la porter sur le devant de la scène. Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, est l’une de ces voix accusant certains secteurs de profiter d’un contexte tumultueux pour augmenter leurs prix plus rapidement que les coûts afin de gonfler leurs marges.

Bien que l’inflation par les profits soit encore difficilement mesurable à cause d’un manque de données résultant d’un défaut de transparence des entreprises, elle a le mérite de nuancer les discours traditionnels sur les causes de l’inflation. Michalis Nikiforos et Simon Grothe, de l’université de Genève, rappellent l’importance dans ce débat de considérer l’aspect distributionnel de cette montée des prix, qui ne touche pas tout le monde de la même manière et produit des gagnants et des perdants.

L’Union syndicale suisse regrette que les salaires réels aient baissé de près de 3% depuis 2020, malgré une conjoncture économique favorable et un taux de chômage faible. Alors que le porte-monnaie des ménages se vide pour payer l’énergie, les primes-maladie ou encore les loyers, certaines entreprises sont épinglées pour leurs marges «spectaculaires» sur certains biens de consommation. Ce fut notamment le cas des distributeurs Migros et Coop, critiqués par une étude de la RTS sur leurs marges pouvant parfois atteindre jusqu’à près de la moitié du prix de vente.

Les autorités monétaires privilégient souvent la montée des taux d’intérêts dans le but de diminuer la demande de liquidités afin de provoquer une contraction du cycle économique et ainsi freiner l’inflation. Cette politique risque davantage d’affaiblir petites entreprises, travailleurs et ménages plutôt que de combattre l’inflation du vendeur. Alors que d’autres chocs sont à prévoir, notamment par le changement climatique ou les tensions géopolitiques, Weber et Wasner suggèrent de garantir les prix des ressources clés pour l’économie mondiale, en particulier l’énergie. Ils proposent ainsi des régulations (inter)nationales pour encadrer ces marges exceptionnelles, la mise en place d’instituts de contrôle de ces secteurs stratégiques, ou encore d’introduire des taxes exceptionnelles sur ces profits de crise.

Rethinking Economics Genève

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