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Une transition énergétique néocoloniale

Des projets d’énergies renouvelables visent à exporter de l’électricité vers les pays occidentaux. Accaparement de terres et pollutions sont au rendez-vous de la «transition énergétique» capitaliste.
Une transition énergétique néocoloniale
Un parc solaire près de Ouarzazate, au Maroc. Ce type d’installation nécessite de grandes quantités d’eau pour son entretien, au détriment des besoins agricoles. KEYSTONE
Energie

La transition énergétique est l’un des enjeux majeurs de la décennie. Mais à l’aube de ce tournant entériné par la dernière COP de Dubaï, de nombreux projets dans le domaine des énergies vertes suscitent déjà critiques et résistances. Financés par des entreprises privées occidentales, ils accaparent de vastes espaces sans consultation des populations locales, bouleversant leur mode de vie et faisant fi de la biodiversité. La transition énergétique accroît également la demande en minerais nécessaires à l’électrification, comme le cuivre, le cobalt ou le lithium, dont l’impact environnemental et humain peut être dévastateur.

L’histoire se répète

Dans le Sahara maghrébin, les projets de mégaparcs solaires financés par des entreprises étrangères, se multiplient. Leur production est vouée à l’exportation. Hamza Hamouchene, chercheur algérien au Transnational Institute basé à Londres, les a étudiés et a dirigé la rédaction du livre Dismantling Green Colonialism paru en octobre 2023. Pour lui, il s’agit d’un véritable colonialisme vert. «Il s’exprime par l’extension des rapports de pouvoir, le vol des ressources et la déshumanisation de l’autre dans la politique environnementale. On externalise le coût social et environnemental de la transition des pays riches vers les régions en périphérie du système. »

Pour illustrer ses propos, Hamza Hamouchene ne manque pas d’exemples. Il mentionne le cas de Xlinks, une start-up londonienne qui prévoit de relier un gigantesque parc solaire du sud du Maroc au Royaume-Uni par câbles sous-marins. Son objectif est de fournir 8% des besoins énergétiques britanniques. «Quand j’ai entendu parler de ce projet, je n’y ai pas vraiment cru», explique-t-il. Mais en septembre 2023, le gouvernement britannique confirme et le déclare «d’importance nationale».

Xlinks est symptomatique de ce qui se passe dans la région. La Tunisie prévoit également d’exporter de l’énergie solaire vers l’Union européenne en passant par l’Italie. «Les classes dirigeantes se détournent des enjeux qui concernent leur population. La Tunisie fait face à une pénurie d’eau. Elle devrait plutôt investir dans l’adaptation au changement climatique au lieu de fournir l’Europe en énergie. Mais la politique de ces pays est dictée par les institutions internationales néolibérales qui les poussent à s’ouvrir aux capitaux étrangers.»

Au Maroc comme en Tunisie, les parcs solaires sont construits dans des zones semi-arides. Ils nécessitent beaucoup d’eau pour leur refroidissement et leur nettoyage. «Dans le Sud du Maroc, vers Ouarzazate, on a volé les terres de la communauté agropastorale pour que des entreprises privées y construisent des parcs. Je m’y suis rendu trois fois: la région est complètement asséchée, il n’y a plus une goutte d’eau pour l’agriculture.»

«Les peuples sont doublement victimes, à la fois du changement climatique et de l’extractivisme» Marc Hufty

L’accaparement des terres pour la production d’énergies renouvelables impacte directement les conditions de vie dans d’autres régions de la planète. Dans l’isthme de Tehuantepec au Mexique, les autochtones se battent pour stopper le développement de parcs industriels éoliens. Les rejets d’huile dans l’eau et les vibrations des éoliennes nuisent aux poissons, première source de subsistance locale, et à nombre d’autres espèces, et le béton nécessaire à la construction a bouleversé l’hydrographie du territoire. Les opposants sont menacés et les populations mises en danger (lire nos articles du 18 février 2022 et du 21 décembre 2015).

Tant en Amérique latine qu’en Afrique du Nord, les rapports de force sont profondément inégaux. «On constate des mécanismes de domination et des modes d’extraction des ressources qui rappellent une domination coloniale, soutenus par des lobbys puissants. Des acteurs économiques forts accaparent les outils de production des énergies vertes et mettent en péril des populations et des économies locales qu’ils connaissent mal», confirme Peter Larsen, chercheur et expert en gouvernance environnementale à l’université de Genève.

Les populations peinent à se faire entendre, alors même qu’elles se trouvent en première ligne face aux conséquences du changement climatique. C’est ce que rappelle Marc Hufty, professeur titulaire à l’IHEID de Genève, chercheur en écologie politique et spécialiste du développement: «Les peuples sont doublement victimes, à la fois du changement climatique et de l’extractivisme. Exploiter du vent ou du solaire, c’est de l’extractivisme. Au nom d’une transition verte, on impose une pression supplémentaire à des pays en développement, à des territoires auparavant gérés durablement par les autochtones.»

Un imaginaire colonial

Ces projets aux prétentions vertes sont légitimés par un discours hérité de l’ère coloniale. Le mythe d’espaces vides à occuper en fait partie. «Alors que des gens y vivent. Et les déserts comme le Sahara sont très riches en espèces vivantes», précise Marc Hufty.

Une certaine conception de l’altérité se cacherait en arrière-plan: «On continue à construire une vision de l’‘autre’ qu’on peut traiter différemment. Dans ces projets d’énergie verte, on néglige les conditions de travail. On fait ailleurs ce que l’on n’a pas le droit de faire chez nous, afin de maintenir notre propre style de vie. Ce double standard est souvent à la base de tout extractivisme colonial», explique Peter Larsen.

Un imaginaire qui permet d’esquiver certaines questions: «Les institutions néolibérales et les agences de développement européennes créent un narratif environnemental dépolitisé, où on ne discute pas des rapports de domination, de classes sociales ou de l’héritage colonial», s’emporte Hamza Hamouchene.

En Europe aussi

Le même problème se pose dans le nord de la planète, jusqu’en Arctique, région riche en énergies fossiles, qui se réchauffe trois à quatre fois plus vite que le reste du monde. En août 2021, dans le nord de la Norvège, Fosen Vind, le plus grand parc éolien onshore du continent, est inauguré en plein territoire Sami, dernier peuple autochtone d’Europe. Il est détenu à hauteur de 11% par la société suisse BKW. Pourtant, la même année, à la suite d’une plainte d’éleveurs de rennes datant de 2013 et d’abord rejetée par le Ministère du pétrole et de l’énergie, la Cour suprême de Norvège déclare son illégalité. Aujourd’hui, les éoliennes sont toujours en activité et les indigènes se battent pour leur démantèlement.

La journaliste romande Rachel Barbara Häubi s’est immergée en 2021 pendant deux mois chez les Samis. Ses reportages ont été publiés par Heidi.news. «J’ai réalisé sur place que les projets de développement dits verts qui empiètent sur leur territoire les préoccupent davantage que les conséquences du réchauffement climatique.» Fosen Vind s’étend sur les chemins migratoires et les pâturages d’hiver des rennes. «Une multitude de projets morcellent leur territoire. Les éleveurs disent avoir de plus en plus de peine à s’adapter.» Parcs éoliens, centrales à hydrogène «vert», construction de barrages se bousculent. Et les Samis ne sont pas consultés avant leur mise en œuvre.

A la pointe nord du territoire Sami, dans le Repparfjord, la compagnie minière Nussir ASA projette d’ouvrir la première mine «neutre en carbone» afin d’en extraire du cuivre pour les batteries de véhicules électriques. Un rapport commandé par le parlement Sami estime que la moitié des familles de la région devront abandonner l’élevage si la mine ouvre. Deux millions de tonnes de résidus seraient de plus reversés chaque année dans le fjord voisin, où de nombreux Samis vivent de la pêche. «Ils risquent de perdre leurs moyens de subsistance pour que nous puissions rouler en voiture électrique.» Face à la forte opposition des autochtones et de la Société suisse pour les peuples menacés, Credit Suisse, actionnaire à hauteur de 20%, s’est retiré du projet début 2021.

L’inévitable extractivisme. Cuivre, cobalt, lithium ou zinc sont essentiels à l’électrification. On retrouve du cuivre dans les panneaux solaires, les éoliennes ou les véhicules électriques. «La demande pour le cuivre ou le lithium augmente et celle des énergies fossiles ne diminue pas. Résultat, on a une addition de demandes et non une transition énergétique», explique Marc Hufty. Le secteur se développe, et vient avec son lot de problèmes, comme le rappelle Adrià Budry Carbó, qui enquête depuis plusieurs années sur Glencore pour l’ONG suisse Public Eye: «Qu’on extraie du charbon ou du cuivre, la mine propre n’existe pas. Les enjeux sont les mêmes: pratiques corruptives lors de l’attribution de gigantesques concessions, conditions de travail dangereuses, impacts dramatiques sur l’environnement et non-redistribution des revenus générés. Mais tout cela se passe loin de nos yeux.»

Maria Helena Forenda, sociologue et environnementaliste péruvienne, se bat contre l’exploitation de la mine de cuivre d’Antapacay, détenue par Glencore. Elle répond par téléphone depuis le Pérou: «Les concessions sont accordées de façon opaque. Glencore a dépossédé notre peuple. Les impacts sur l’environnement et la santé des gens sont dramatiques. L’eau et l’air sont contaminés.» A ses côtés, paysan·nes et communautés indigènes se mobilisent depuis des années. Pour l’heure en vain.

«Il va falloir apporter une vision critique de la transition énergétique, questionner le discours dominant, conclut Peter Larsen. On ne pourra pas mener cette transition sans régler les problèmes sociaux et environnementaux qu’elle engendre dans sa forme actuelle.»

COLLABORATION: CHRISTOPHE KOESSLER

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