Contrechamp

La mémoire perdue de Vienne la Rouge

La créativité viennoise, tant sur les plans intellectuel et artistique, ne s’est pas éteinte de fait de l’effondrement de l’empire des Habsbourg en 1918. Elle s’est renouvelée entre 1922 et 1934 dans le cadre d’une expérience politique, urbaine, architecturale et pédagogique inédite. Aujourd’hui oubliée? Retour sur ce laboratoire d’innovation sociale, par Karel Bosko.
La mémoire perdue de Vienne la Rouge
Le Karl-Marx-Hof (vue aérienne et façade principale). La «forteresse rouge» viennoise est aujourd’hui un monument classé. WIKIMEDIA/ CC/KASA FUE/THOMAS LEDL
Histoire 

A la veille de la Grande Guerre, les conditions de logement et d’hygiène des plus démunis des Viennois étaient désastreuses. Ils vivaient très souvent dans des appartements à six ou huit par pièce, et des milliers d’entre eux devaient se contenter de louer un lit, de se nourrir de pain et de café, et mouraient en nombre du choléra ou de la tuberculose. Simultanément, la spéculation sur les terrains à bâtir procurait des profits de 1000% et plus sur les capitaux investis. Et la situation s’était encore aggravée à la fin du conflit – retour des soldats, arrivée massive de réfugiés, manque de charbon, grippe, manque de ravitaillement, famine, inflation galopante.

La mémoire perdue de Vienne la Rouge 1
La façade principale du Karl-Marx-Hof. WIKIMEDIA/CC/KASA FUE/THOMAS LEDL

Le logement comme «bien social»

Passées les péripéties des années 1918-1922 liées à la naissance de la petite république autrichienne (pour l’essentiel dans ses frontières actuelles), les sociaux-démocrates allaient faire de la Wohnungsfrage [la question du logement] à Vienne une priorité et l’inscrire dans une politique à long terme au service tant de la classe ouvrière que de la classe moyenne, scellant ainsi leur alliance jusqu’en 1934. Si cette entreprise suscita un vif intérêt en Europe, c’est parce que Vienne (2 millions d’habitants, le tiers de la population du pays) se voulut le lieu de progrès sociaux visibles, exemplaires même, et refusa de se laisser réduire à une bourgade de province.

Largement majoritaires dans les institutions du Land et de la ville de Vienne – qui jouissaient d’une relative souveraineté financière –, les sociaux-démocrates développèrent méthodiquement un ambitieux programme de constructions, sous l’autorité du maire Karl Seitz, entouré de militants éprouvés, et avec le concours d’une cohorte d’architectes imaginatifs, parmi lesquels Peter Behrens, Robert Oerley et Karl Ehn. Une équipe où s’activa également Otto Bauer, figure de proue de l’austro-marxisme réfractaire au léninisme, attaché à un réformisme radical visant à «libérer les éléments de la société nouvelle [en germe] dans les rapports sociaux existants» (programme de 1926).

Cette municipalité fonda son action sur des dispositions légales qu’elle inaugura, renforça et amplifia progressivement: limitation drastique de la construction de logements privés; réquisition et redistribution des logements inhabités ou désaffectés; contrôle sévère des loyers et protection des locataires; promotion des associations d’habitants.

Ainsi s’éleva et s’étendit, sans rupture marquée avec la Vienne impériale, une cité neuve, constituée avant tout de quelque 340 blocs d’immeubles, dont certains immenses – les Höfe, souvent clos sur eux-mêmes, groupant de 10 à 1300 logements et portant les noms de personnalités chères aux classes populaires: Liebknecht, Pestalozzi, Marianne Hainisch, Matteotti, Freud, Käthe Königstetter, Goethe. Les plus connus: le George-Washington-Hof et surtout le massif et spectaculaire Karl-Marx-Hof d’un kilomètre de long et ses 5000 locataires, réalisé par Karl Ehn dans l’arrondissement de Döbling, au nord-ouest de la ville. En tout, ces complexes allaient compter 64 000 logements en 1934, la plupart bâtis par des coopératives ouvrières.

Jamais pareil effort ne fut alors consenti en Europe occidentale. Les photos de l’époque ne donnent guère une bonne image de ces édifices, qui nous paraissent lugubres, et illustrent moins encore ce que la politique municipale apportait de vraiment nouveau à la population dans chaque ensemble d’immeubles en matière d’aménités sociales: des cours intérieures arborées, des crèches, des jardins d’enfants, des aires de jeux, des terrains de sport, des buanderies collectives, des bibliothèques, des dispensaires, des pharmacies, des ateliers, des magasins. Commodités inconnues, qui compensaient la relative exiguïté des pièces d’appartements (deux chambres, une cuisine, lumière électrique, eau courante, gaz, WC, baignoire).

Le loyer absorbait 2% des salaires ouvriers, contre 25% avant-guerre. Mais ce chiffre surprenant ne pouvait masquer une dure réalité: ces salaires-là étaient les plus bas d’Europe. Vienne n’était pas un centre industriel et l’Autriche, rétrécie et appauvrie, avait perdu les débouchés de l’empire défunt, ses exportations étaient modestes. Réduire les coûts du travail, c’était une façon de soutenir celles-ci… Un salaire contenu en échange d’un logement présenté comme un «bien social» géré par les habitants eux-mêmes. Quant au financement de cette politique, il était assuré par des taxes et impôts élevés perçus sur les hauts revenus des «classes parasitaires», et non par des emprunts bancaires. Ces milieux, de en plus réticents, se tournèrent vers les conservateurs.

Une école émancipatrice

L’effort sur l’habitat se doubla d’une politique scolaire qui fit de Vienne une ville pionnière dans ce domaine. Otto Glöckel en fut l’artisan, inspiré par les pratiques de Pestalozzi et de Fröbel, mais davantage par les travaux du psychologue Karl Bühler, professeur à l’université, talentueux et engagé. Le but était de substituer aux Drillschule traditionnelles et hiérarchisées des Arbeitschule exigeant une participation active des élèves, encouragés «à réfléchir par eux-mêmes». L’enseignement s’y effectuait en deux cycles de quatre ans chacun.

Dans ce cadre, garçons et filles apprenaient les langues, les mathématiques, et découvraient les sciences naturelles, souvent en plein air. L’orientation intervenait à l’âge de 14 ans.

Glöckel ouvrit des bibliothèques, institua une médecine scolaire de qualité et encouragea la création d’associations de parents – le pendant des associations d’habitants. Karl Popper, philosophe et épistémologue déjà reconnu, enseigna dans l’un des douze nouveaux collèges de la ville et analysa les réformes en cours dans de nombreuses publications.

Elan brisé par l’austro-fascisme

Mais il y avait toujours plus menaçant au-delà de la ville rouge: le poids de l’Autriche profonde, rurale, catholique et conservatrice, dominée par les sociaux-chrétiens aux ordres d’Ignaz Seipel, chancelier fédéral de 1922 à 1929, et, dès 1932, de son successeur Engelbert Dollfuss. Partisans tous deux d’un régime autoritaire inspiré de l’Italie, et complices des Heimwehren, milices d’anciens combattants. L’austro-fascisme était une réalité lourde. Et, dans un climat de crise économique, ses nervis frappèrent les opposants et menèrent des batailles rangées contre le Republikanischer Schutzbund – le corps de défense armé des sociaux-démocrates. Le 30 janvier 1927, l’acquittement des assassins d’un invalide et d’un enfant fit descendre des milliers de personnes dans les rues de Vienne, qui débordèrent leur propre service d’ordre. Le palais de justice fut incendié, Seipel fit tirer sur les manifestants – plus de cent tués. L’austro-marxisme était sur la défensive.

Contre Hitler, dont il redoutait les visées sur son pays, Dollfuss s’appuya sur Mussolini, encore hostile à tout Anschluss, mais le Duce exigeait en contrepartie le prix fort: la liquidation de Vienne la Rouge. Le chancelier procéda par étapes, congédia le parlement, mit hors la loi le Schutzbund – qui ne démobilisa pas –, empêcha la distribution du journal l’Arbeiter et interdit le Parti communiste qui, en dix ans, s’était renforcé. L’assaut final fut donné le 12 février 1934 – la Heimwehr et l’armée fédérale envahirent le quartier de Döbling et firent le siège du Karl-Marx-Hof. Des mitrailleuses contre des fusils soustraits aux perquisitions de la police, une résistance acharnée des ouvriers à laquelle des tirs d’artillerie mirent fin, détruisant une partie de la «forteresse rouge» qu’on pensait inexpugnable. Sur place, des habitants pendus, des blessés achevés. Plus de 1000 morts en trois jours, et 5000 blessés. Sans parler des victimes de la répression à Linz, Graz et Steyr. Les plus exposés des militants et dirigeants sociaux-démocrates – ainsi Otto Bauer – se réfugièrent en Tchécoslovaquie, aidant autant que possible la résistance syndicale réduite à la lutte clandestine…

C’était il y a 90 ans. Qui donc a commémoré ce massacre? – sordide et inutile: à peine quatre mois plus tard, Dollfuss était assassiné par les nazis autrichiens, la voie était libre pour Hitler à qui Mussolini s’était allié – l’Axe de la mort. Allemagne, Autriche, Espagne, Tchécoslovaquie, quatre démocraties écrasées en six ans.

Karel Bosco est historien.

«Quand nous ne serons plus là, les pierres parleront pour nous» (K. Seitz): la visite du Karl-Marx-Hof, restauré après-guerre, s’impose, comme celle du petit musée voisin «Das Rote Wien im Waschsalon Nr.2», Halteraugasse 7, 1190 Wien.
Bibliographie:
• Félix Kreissler, Histoire de l’Autriche, PUF, 1977
• Manfredo Tafuri (dir.), Vienne la Rouge, Bruxelles, 1981
• Kevin Guillas-Cavan, «Autriche. Le logement social à Vienne», Chronique Internationale de l’IRES, Paris, 2021/1, n°173
• Albers, D., Hindels, J., Lombardo Radice, L. u.a., Otto Bauer und des «dritte» Weg, Frankfurt,1979.

Opinions Contrechamp Karel Bosko Histoire 

Connexion