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L’attente: une quiétude protestataire

Vivre sa ville

Penser la ville et son aménagement, c’est souvent penser par le mouvement et l’occupation des sols. Gérer la vitesse et la densité, dans un va-et-vient incessant et productiviste de personnes et de capitaux qui serait le seul témoin de la vitalité d’une société. Sans patience. Pourtant, le vivre-ensemble, le faire-ensemble et la cohésion avec le vivant se cristallisent dans les lieux publics de rencontre: dans un café, un parc ou sur une place. Que ce soit par une interaction sociale ou simplement en se postant en observateur, les lieux et les temps d’arrêts donnent à voir une forme d’authenticité dans les relations humaines. Une authenticité qui fait du bien, une forme d’intensité immobile, pour reprendre une formule de Deleuze pour qui, comme devant un beau paysage, «le mouvement n’est pas dans le déplacement». Dès lors, dans un monde en mouvement, s’arrêter c’est déjà marquer une différence, c’est créer un espace commun et se donner le temps de regarder. Voir et être vu, c’est ce qui nous fait exister dans la plus sincère subjectivité de l’autre, et c’est ce qui peut nous replacer dans une forme oubliée de convivialité ainsi que dans le monde bien plus vaste du vivant. Avec prudence.

Pour Illich, Baudrillard et d’autres, dans une société de turbo-consommateurs surprogrammée et de surabondance, on n’a plus le temps d’attendre, de s’arrêter et de se regarder. Le chemin entre le souhait et l’objet est de plus en plus court. Les gens et les choses défilent. Nous sommes dans l’attente permanente d’une intensité matérielle et d’une intensité émotionnelle. Il nous faut toujours être dans l’action, produire, consommer, jeter, recommencer. Croire que l’on a accès à tout, ne pas avoir accès à l’essentiel, ne plus profiter des choses. Le monde vécu ne fait plus sens, car c’est l’indisponibilité du monde qui suscite notre désir.

Mais le vide fait peur, l’immobilité aussi; comme une lenteur stérile ou une régression antimoderne et dégradante qui pourrait altérer nos modes de vie confortables. Pendant ce temps, remplir témoigne de l’activité de notre société, d’une circulation de biens, de richesses, d’idées. Remplir devient un indicateur de réussite et une nécessité pour exister. Nos vacances sont remplies de voyages, nos weekends sont remplis de loisirs et d’achats, nos semaines sont remplies de travail et de choses à faire, notre téléphone est rempli d’ami·es. Tout cela nous permet d’exister socialement, économiquement et distinctement.

Et si l’on repensait l’attente comme un outil de résistance et de transition durable? Revoir nos attentes, arrêter de craindre l’inattendu et ralentir parfois jusqu’à l’attente. Dans un monde qui évolue à toute vitesse et alors que l’on parle de plus en plus d’urgence climatique, attendre peut sembler contre-productif. Et bien justement: dans l’attente se manifeste aussi un chant protestataire et dérangeant. Un affront à la modernité centrée sur l’homme. Un affront à la routinisation fordienne du quotidien, aux semaines qui passent toujours trop vite.

L’immobilisation comme une forme d’activisme, une forme radicale de résistance, donc. Une réappropriation du temps. Un cri pour la quiétude. Une revendication du droit à la tranquillité, à la contemplation et au temps pour soi. Bloquer les ponts, bloquer les ronds-points. S’approprier une œuvre d’art en la touchant. S’attacher à un arbre pour éviter son abattage. Attente activiste comme l’un des derniers moyens de protestation individuelle. Quand son corps fait barrage. Quand son corps, par son inactivité, dit quelque chose. Que ce soit pour un activisme social et syndical, féministe et écologique, l’activisme par l’attente fait réagir.

Attendre heurte l’opinion publique et la pensée commune. L’attente reste un objet étrange dans notre modernité. Elle se place comme un obstacle dans la société du progrès, de la consommation et du travail. L’attente – neutre, immobile, protestataire – ne s’achète pas et ne produit rien de consommable. Et c’est peut-être bien cela qui dérange. L’attente n’est pas conforme à l’image commune de l’altruisme et du devoir. Pourtant, elle est porteuse de promesses et semble avoir certaines vertus. Elle peut être désirée comme une forme d’expérience plus authentique en diminuant les frictions avec l’arrogance du monde moderne. Mais l’attente, tout comme le ralentissement, reste encore un privilège aujourd’hui, car il faut du temps pour trouver le temps d’attendre, et tout le monde n’en a pas les moyens.

Marc-Edouard Schultheuss est ingénieur et sociologue

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mardi 19 juillet 2022

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