La Suisse de Arbon à Zoug
Les statistiques nous apprennent que plus de la moitié de la population mondiale vivrait en ville. Mais qu’est-ce que «vivre en ville»? Répondre à cette question n’a rien d’évident, même pour le cas de la Suisse. Après tout, peut-on encore distinguer les villes dans la grande métropole suisse? Celle-ci fonctionnerait comme une horloge dans laquelle chaque commune est un rouage, mais seules trois grandes pièces– Zurich, Genève et Bâle – font bouger les aiguilles. Cette métaphore du système est pertinente pour comprendre les dynamiques d’urbanisation, les flux et les interdépendances, mais elle est en décalage avec la manière dont est vécu le territoire suisse par ses habitant·es ordinaires.
Un livre collectif publié ce mois-ci sous la direction du LaSUR, La Suisse de A(rbon) à Z(oug): portrait en 12 villes, donne une autre image de la Suisse urbaine. Le premier parti pris de cet ouvrage est de se détourner de Zurich, Genève et Bâle – les grands rouages – et de leurs agglomérations. Ce sont certes des cas intéressants, mais ce sont des exceptions qui ne permettent pas de saisir plus largement ce que sont les villes suisses dans leur diversité. Le but de cet ouvrage est au contraire de parler des villes telles que la Suisse en compte des dizaines et de décrire à la fois ce qu’elles ont d’ordinaire et ce qui rend chacune d’elles unique.
Au fil des chapitres, sociologues, géographes, politistes et anthropologues racontent «leur» ville, livrant un regard personnel dont la subjectivité est assumée. De leurs points de vue d’habitant·es ou d’ex-habitant·es, ils et elles montrent que la ville ne se fond pas dans l’urbain: on la reconnait quand on la voit et surtout quand on y vit – quand on la vit. Une ville est une microsociété, des lieux, des bâtiments et des évènements emblématiques, des traditions, des antagonismes et des rivalités qui structurent sa vie sociale, économique, culturelle et politique. Une ville nourrit mythes et récits, cultive un dialecte ou un accent, vit au rythme de festivals renommés, vibre avec une équipe de foot ou de hockey, s’écharpe sur un projet de fusion communale, se monte contre une ville concurrente, décroche une haute école ou un office fédéral, lutte pour garder son hôpital.
Qu’importe leur taille, les villes persistent à se distinguer d’un système urbain protéiforme en maintenant leurs singularités et leur centralité au niveau régional. Pour le voir, il faut se méfier des catégories et des étiquettes, et laisser celles et ceux qui les vivent nous dire si «leur» ville est petite, moyenne, intermédiaire, secondaire, ordinaire, extraordinaire, ou si elle se passe de ces adjectifs et demande à être racontée plutôt que qualifiée.
Chacune des douze villes abordées peut être présentée comme un cas atypique, mais toutes évoquent quelque chose de la Suisse, notamment son histoire industrielle et sa politique d’aménagement du territoire qui, dès les années 1940, visait une «décentralisation concentrée».
Pour de multiples raisons, ces villes de 10 000, 20 000 ou 50 000 habitant·es sont le cœur de l’urbanité de la Suisse. Loin d’être des zones calmes au sein desquelles il fait certes bon vivre, mais où les activités sont rares, elles apparaissent au contraire comme vivantes et dynamiques. Il s’agit de véritables lieux politiques, sociaux, culturels et économiques forts. La vision d’une Suisse qui se structurerait uniquement autour de ses plus grands centres au rayonnement mondial et de ses périphéries plus ou moins montagnardes et touristiques en prend un coup.
Et si l’avenir de la Suisse, c’était Arbon, Bellinzone, Bienne, La Chaux-de-Fonds, Chiasso, Coire, Martigny, Neuchâtel, Schaffhouse, Sierre, Thoune ou Zoug? L’avenir des études urbaines (suisses) s’en trouverait alors bien chamboulé et la Suisse urbaine en redeviendrait probablement plus humaine.
Renate Albrecher et Maxime Felder sont sociologues, LaSUR EPFL