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Pieds d’immeubles: la politesse de l’architecture

Vivre sa ville

J’habite un immeuble lausannois du milieu des années 1920, conçu par un architecte de renom. L’ensemble comprend trois entrées desservant cinq niveaux, et chaque palier donne accès à trois appartements. Une centaine de personnes y résident. L’immeuble longe une avenue importante du quartier, fréquentée de jour comme parfois de nuit. Depuis ma cuisine, au troisième étage, j’observe quotidiennement le «ballet de rue» – pour reprendre cette belle expression de la militante new-yorkaise Jane Jacobs – qui se déroule au pied de mon immeuble.

Tous les jours, passant·es et voisin·es s’y croisent et se plaisent à y bavarder un instant. Les enfants y improvisent des parties de cache-cache, escaladent ses éléments sculpturaux ou font le cochon pendu sur la main courante du grand escalier qui mène à la porte palière. Des adolescent·es pratiquant le parkour s’y donnent régulièrement rendez-vous pour parfaire leurs figures acrobatiques. Cette entrée constitue un véritable terrain de jeu et de convivialité.

Il faut dire qu’elle est riche de détails architecturaux, à commencer par le long muret qui longe le trottoir. Articulé par paliers pour suivre le dénivelé de la rue, celui-ci fait office de délimitation entre les domaines public et privé. Par son architecture soignée, cette frontière devient pourtant un lieu d’accueil. Rares sont les jeunes enfants qui résistent à la tentation de s’y hisser et de le parcourir en perfectionnant leur sens encore timide de l’équilibre. Ce muret est aussi dimensionné de manière à constituer une assise confortable, pour le garagiste d’en face qui vient y faire «sa pause clope», pour l’aîné qui ressent le besoin de reprendre des forces sur sa route ou encore pour la passante qui s’y installe pour y passer un coup de fil. On y pose aussi les achats ou les poubelles, le temps d’une causette. Parfois, le muret devient le socle d’objets à débarrasser, accompagnés d’une pancarte «servez-vous», ou d’un doudou égaré, ramassé à terre.

L’entrée à proprement parler de l’immeuble comprend un escalier qui mène à la porte principale, surélevée par rapport au niveau du sol. Sur la droite de ces quelques marches, une rampe permet d’accéder au sous-sol, avec une poussette, un déambulateur ou un chariot à commissions. Un peu en retrait du trottoir, ce double dispositif d’accès au bâtiment délimite une sorte de niche permettant à des discussions de voisinage de se prolonger sans perturber le flux de passant·es pressé·es. Dans ce micro-espace qui fait office de seuil, se trouvent aussi les boîtes aux lettres, dont la disposition à l’extérieur prolonge le moment de transition de la vie publique au repli domestique.

Cette entrée d’immeuble rappelle à quel point l’échelle du détail architectural est déterminante pour rendre nos espaces urbains plaisants et accueillants. C’est au niveau des rez-de-chaussée des immeubles – dans le jargon professionnel, nous les appelons les «plinthes» – que se jouent en grande partie les relations sociales de voisinage. Ce sont ces seuils, en front de rue, qui participent à rendre la ville agréable, plaisante à vivre et à déambuler. Ils sont à ce titre essentiels pour qualifier nos espaces publics, à l’heure où l’on prône un retour à la ville des courtes distances, à la marche à pied, à la convivialité de quartier et aux relations de voisinage.

Dans les années 1920, un immeuble de logement bourgeois affichait son opulence par une entrée aux riches détails, tant ornementaux que fonctionnels, offrant au quartier un micro-espace appropriable et convivial. S’exprimait ainsi une forme de politesse de l’architecture envers la ville, la première se mettant au service de la seconde. Aujourd’hui, le confort domestique se déploie au sein des logis et consiste à se protéger au maximum du monde extérieur. L’urbanisme fonctionnel et l’individualisme étant passés par là, on assiste à un repli sur soi, vers l’intérieur du domicile.

La rue a ainsi perdu son rôle de prolongement de l’habitat, pour se réduire à être strictement fonctionnelle. Et si l’on réaffirmait sa valeur d’espace appropriable et collectif, en dialogue avec les immeubles, par des seuils? Le défi pour les urbanistes et les politiques, convaincu·es de ces enjeux, reste de pouvoir les imposer aux investisseur·ses et aux milieux de la construction, dont les préoccupations mâtinées de rentabilité, se situent hélas bien souvent loin de telles considérations!

Sonia Curnier est architecte-urbaniste, LaSUR EPFL.

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mardi 19 juillet 2022

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