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Comment l’Eglise catholique a façonné la Constitution irlandaise

Le 8 mars prochain, les Irlandais·es voteront sur le remplacement, ou non, de la clause dite de la «femme au foyer» dans leur Constitution. L’historienne Caitriona Beaumont revient sur le poids de l’Eglise catholique dans la définition du statut des femmes au sein de l’actuelle constitution irlandaise.
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Quatre-vingt-sept ans ont passé depuis que la suffragette irlandaise Hanna Sheehy-Skeffington a déclaré que la nouvelle Constitution irlandaise de 1937 reposait sur un «modèle fasciste, dans lequel les femmes seraient reléguées dans une infériorité permanente». Plusieurs dispositions furent qualifiées de «sinistres et rétrogrades» par les organisations de femmes, qui craignaient que les préjugés sexistes ancrés dans le texte normatif ne cantonnent les Irlandaises à leur rôle domestique d’épouses et de mères. Depuis son entrée en vigueur, la Constitution a été amendée 32 fois. L’interdiction de l’avortement, par exemple, a été annulée en 2018 – une décision que l’actuel Taoiseach (premier ministre irlandais), Leo Varadkar, a décrite comme la dernière étape d’une «révolution tranquille» vers la modernité.

Le 8 mars 2024 (également Journée internationale de la lutte pour les droits des femmes), l’électorat irlandais votera à nouveau pour amender la Constitution et modifier officiellement le statut des femmes en Irlande. Cette fois, il s’agira soit de conserver l’article 41.2 – la clause «femme au foyer» – soit de le remplacer par l’article 42B, qui reconnaît le concept plus large de prise en charge familiale (family care). Selon l’article 42B, l’Etat «reconnaît que les soins prodigués par les membres d’une famille les uns aux autres, en raison des liens existants, apportent à la société un soutien sans lequel le bien commun ne peut être réalisé, et s’efforce de soutenir ces soins».

Le fait qu’il ait fallu attendre quatre-vingt-sept ans pour que la question soit soumise aux urnes aurait stupéfié les femmes qui avaient tiré la sonnette d’alarme au sujet de l’article 41.2 en 1937. Leur principale préoccupation était alors que le texte en vigueur reflétait une présomption normative selon laquelle la fonction principale des femmes dans la société irlandaise était celle d’épouse et de mère.

L’article 41.2 stipule que «par sa vie au sein du foyer, la femme apporte à l’Etat un soutien sans lequel le bien commun ne peut être réalisé». Il affirme également que les mères «ne doivent pas être obligées, par nécessité économique, de travailler au détriment de leurs devoirs domestiques». En 1937, ce que les groupes de femmes identifièrent rapidement là, c’est le danger inhérent à l’assignation d’une «fonction sociale» spécifique aux femmes, différente de celle des hommes. Une telle différenciation avait déjà été utilisée pour limiter les choix des femmes avant 1937. La Loi sur les jurés de 1927, par exemple, exemptait automatiquement les femmes de la fonction de juré [fonction à laquelle elles avaient pu accéder en 1919]. L’article 41.2 était donc susceptible de restreindre encore davantage la vie des femmes, notamment dans leur droit à exercer un travail rémunéré en dehors du foyer. D’où a-t-il tiré sa formulation? Et quelle idéologie a sous-tendu l’affirmation selon laquelle le rôle «naturel» des femmes est celui d’épouse et de mère?

La fonction sociale «naturelle» des femmes irlandaises

La réponse est simple. Le texte de l’article en question est directement issu, presque mot pour mot, de la doctrine catholique. Le pape Léon XIII a défini le devoir «naturel» des femmes dans Rerum Novarum, une encyclique publiée en 1891. La lettre papale déclarait: «La femme est par nature adaptée aux travaux domestiques et c’est ce qui est le mieux à même de préserver sa modestie et de favoriser la bonne éducation des enfants et le bien-être de la famille.» En 1931, une autre encyclique, Quadregesimo Anno, publiée par le pape Pie XI, proclamait que «les mères, se concentrant sur les tâches ménagères, devraient travailler principalement à la maison ou dans ses environs immédiats». Six ans plus tard, en 1937, le Taoiseach Eamon de Valera supervisa la rédaction de la nouvelle Constitution irlandaise. L’influence de ses conseillers catholiques est évidente.

Dans les archives de l’archevêque de Dublin, John Charles McQuaid, un document de réflexion sur le statut des femmes dans la constitution indique: «Il est irréaliste d’imaginer que le positionnement d’un vote électoral puisse abolir, pour les hommes comme pour les femmes, la diversité des fonctions sociales. Rien ne changera les lois et les faits de la nature, qui font que la sphère naturelle de la femme est le foyer.» Un autre pape, Benoît XV, est cité dans le même document, estimant qu’«aucun état de choses nouveau, ni le cours des événements ne sauraient jamais arracher la femme consciente de sa mission à cette sphère naturelle qu’est pour elle la famille».

Achever la «révolution tranquille»

Nous de devrions pas être surpris que la langue vernaculaire de la doctrine sociale catholique, avec ses déclarations sur la fonction sociale «naturelle» et prescrite des femmes en tant qu’épouses et mères, se soit ancrée dans la constitution irlandaise. L’influence de l’Eglise catholique était omniprésente dans les foyers irlandais, les écoles, les médias et tous les aspects de la vie publique tout au long des années 1920 et 1930.

Son pouvoir s’est manifesté par l’adoption de lois interdisant le divorce, l’accès au contrôle des naissances et l’avortement. Elle s’est infiltrée dans tous les aspects de la vie sociale et culturelle, interdisant les danses ou censurant les films hollywoodiens et la littérature, considérés comme un danger moral.

Ce qui devrait nous surprendre, c’est que l’article 41.2 figure toujours dans la constitution irlandaise. Aujourd’hui, l’Irlande est une nation laïque. Ses citoyen·nes ont désormais accès au divorce, au contrôle des naissances, à l’interruption de grossesse légale et à l’égalité des droits en matière de mariage.

L’Irlande est également une nation qui se remet lentement et douloureusement du traumatisme infligé par les abus de l’Eglise catholique dans les écoles, les foyers pour mères et bébés et les Magdalene laundries (institutions religieuses où les femmes jugées immorales étaient enfermées). Et pourtant, l’article 41.2 est toujours présent.

Si l’Irlande veut se débarrasser des chaînes de son passé catholique et réaliser son ambition d’être une nation moderne et progressiste, l’article 41.2 doit être relégué dans les annales de l’histoire le 8 mars 2024.

Caitriona Beaumont est professeure d’histoire sociale à la London South Bank University (GB), et professeure titulaire invitée à l’University College Dublin (IE). Paru dans The Conversation Europe, sous le titre  «Irish referendum: how the Catholic church shaped Ireland’s constitution to define the status of women», https://theconversation.com/europe
Traduction: CO avec Deepl, GTrad

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