Le cri sourd du sublime
Dans le cadre du prochain Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) se tiendra l’exposition «Kids’ Guernica Genève». Du 8 au 22 mars, celle-ci donnera à voir à Uni-Dufour la version genevoise d’un concept imaginé par deux professeurs japonais et étasunien – Toshifumi Abe et Tom Anderson – à l’occasion, en 1995, des cinquantièmes anniversaires du bombardement d’Hiroshima et de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Depuis, dans maints endroits du monde, renouant avec l’inspiration de Picasso, des élèves, des étudiant·es et de jeunes artistes expriment leurs représentations de l’état du monde, leurs inquiétudes, leurs indignations comme leurs espoirs, leur idée de la paix.
Portée chez nous par l’association Rivages, cette initiative documente un mouvement double: celui de l’enfance vers le Génie – mouvement classique de l’instruction –, mais également celui qui conduisit le maître espagnol vers le vocabulaire graphique, les torsions et difformités du dessin enfantin. Penchons-nous plus avant sur sa geste.
Voulant exprimer l’encore (alors) jamais advenu – le pilonnage aveugle de civils innocents par une escadrille nazie, un dimanche d’avril 1937, jour du marché à Guernica –, Picasso se mit en quête d’un langage plastique susceptible de rendre sa dénonciation universelle, de parler à tous, en usant de symboles, mais aussi de le faire par des formes opérant une césure radicale avec les conventions artistiques héritées.
Cette tension de la forme nouvelle et du symbole traditionnel est doublée d’une deuxième: en effet, ordinairement – en Occident, du moins –, un tableau se lit de gauche à droite; or, ici, ce premier élan est contredit par l’énergie interne de la toile qui voit la plupart des protagonistes – humains comme animaux – tendre vers la gauche. Une tension à laquelle pourrait s’ajouter une troisième qui met en crise la structure puissante de l’œuvre faite de deux verticalités sur les côtés et d’un double triangle au centre. Jamais le désordre n’est aussi intensément rendu que sanglé dans une composition: ainsi en est-il, par exemple, des vertiges de l’Amour exprimés par les alexandrins de Racine.
Les dimensions de l’œuvre participent de sa consécration mais aussi de son efficace. Face à la toile, le visiteur se trouve submergé par les motifs, immergé dans cette surface de plus de vingt mètres carrés. Au gigantisme impressionnant du chaos répond une éthique du détail: tandis que les bombardiers larguent la Mort dans l’indistinction des victimes, Picasso saisit des trajectoires à la fois individuées et emblématiques: une femme hurlant au ciel portant un enfant trépassé; une autre rampante, fuyant hébétée; une troisième se précipitant une lampe à la main semblant quérir – comme Diogène de Sinope – l’Humanité vraie ici-bas; une dernière, enfin, piégée par les flammes, les bras en l’air comme le fusillé du Tres de Mayo de Goya. Sur la gauche, un combattant disloqué jonche le sol, la lance brisée – symbole de mort – et une fleur naissant d’elle. Puis le bestiaire avec un taureau interloqué, retourné sur lui-même, un volatile s’égosillant sur une table en perspective et un cheval au flanc percé – une douleur aigue déchirant sa gueule béante.
La puissance plastique, sensible et épique de Guernica tient aussi à sa tonalité – au double sens du mot. Tonalité des «couleurs» et des sons. L’œuvre est tout entière rendue dans des gammes froides de noirs, de gris et de blanc – recréant la sensation de l’éclat blafard des explosions et celle, lunaire, du désastre sous les rayons borgnes d’une ampoule. A cette lumière crue répond le cri sourd d’un effroi général. Du silence lugubre au hurlement en passant par le râle ou le hennissement, ce tableau propose une partition apocalyptique.
Observons que ces obus par nous mentionnés – de même que l’aviation criminelle – sont absents de l’œuvre; l’assaillant est celé à la vue. Picasso prend tout entier le parti des victimes. Nous sommes loin, ici, des images numérisées, irréelles fournies par des militaires soucieux de donner à croire à leurs «neutralisations» «chirurgicales». Le parti pris du peintre souligne la violente absurdité du conflit. Ce viol de l’entendement. En fixant le sentiment nu du massacre, le peintre opère une forme de conjuration – rejoignant la catharsis, la purgation attendue de l’art – et, plus particulièrement, du théâtre tragique selon Aristote.
Bien qu’ample et oppressive, l’œuvre réserve sa plus haute place à l’hors-champ, celui des causes du malheur humain, celui des sujets regardants et – pourquoi pas? – agissants, ferments d’un monde autre, pacifié et harmonieux parce que juste.
Au cœur de Guernica, esquissant une forme d’ascension, pointe une fleur, disions-nous, et une modeste lanterne, un cierge peut-être: dans ces deux fragilités, dans ces deux halos infimes, presque dérisoires, se cabre le sublime – terreur et beauté mêlées. Se cabre l’Espoir également. Espoir que l’indignation devant l’oppression frappe la nouvelle génération comme elle lacéra l’âme du peintre vrai de Guernica. Espoir qu’un ordre fraternel, sororal advienne aux consciences juvéniles avant de naître enfin dans un vivant tableau.
Historien et théoricien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@sunrise.ch).