Chroniques

Le nom de la rue

L’IMPOLIGRAPHE

Ça râle et ça pétitionne à Genève contre des décisions cantonales (parce que si la Ville propose, c’est le canton qui dispose) de renommer des rues en leur donnant des noms de femmes méritantes – à plusieurs titres, mais toujours sans conteste sérieuses. La Ville a proposé de renommer seize de ses rues et places, quinze en leur donnant le nom de femmes «au parcours exemplaire» et une en l’attribuant au 14 juin, date de l’inscription du principe d’égalité dans la Constitution fédérale, et date des grèves des femmes. On soutient cette démarche. Que Grisélidis Réal, Beatriz Consuelo, Noëlla Rouget, Julia Chamorel aient leur rue ou leur place. Et on continuera à soutenir les démarches du même genre, tant qu’il n’y aura pas autant de rues et de places portant des noms de femmes que de rues et de places portant des noms d’hommes. La moitié du ciel vaut bien la moitié de l’espace public.

Dans deux cas récents, des habitants et habitantes, commerçants et commerçantes des rues concernées ont râlé, protesté et pétitionné: celles et ceux de la rue Sautter ne veulent pas qu’elle soit renommée rue Henriette Saloz-Joudra, l’une des premières femmes médecins genevoises; celles et ceux de la rue du Midi ne veulent pas non plus de son nouveau nom, rue Julia Chamorel, militante de gauche, écrivaine et dramaturge. On en pense quoi, nous? Que l’on donne le nom d’une femme à une rue qui porte le nom d’un homme ne nous pose aucun problème – le nom de cette rue n’est celui d’un homme que parce qu’on a débaptisé cette rue pour le lui donner, ce nom. Et cela ne nous pose pas davantage de problème quand le nom d’un homme donné à une rue ne lui est donné que parce que l’homme en question n’avait d’autre titre de gloire que d’avoir été propriétaire foncier dans le coin.

En revanche, on préférerait que l’on renonçât à débaptiser des rues et des places portant des noms de métiers, d’animaux, de fleurs, de rivières, de montagnes… Et que l’on redonne leur nom ancien à toutes les rues à qui on a donné des noms masculins de notables du quartier. Et, quand on aura autant de rues et de places portant des noms de femmes que de rues et de places assorties de noms d’hommes, qu’on recommence, comme on le faisait jusqu’au XIXe siècle, à donner aux nouvelles rues et aux nouvelles places des noms d’animaux, de fleurs, de métiers, de rivières et de montagnes. Une rue du Dugong et une rue de la Licorne, par exemple, ça serait bien… Une rue du Cardon-Epineux, une rue de la Longeole, aussi.

Ce n’est guère que depuis le XIXe siècle, et surtout au XXe, que l’on a donné à des rues des noms de personnes plus ou moins illustres. Auparavant, sans doute certaines rues ou places, certains lieux, avaient reçu pour nom ceux de souverains ou de saints, mais la pratique était d’autant plus honorifique qu’elle était exceptionnelle. Se généralisant à des noms de personnages des plus divers, choisis pour des raisons elles aussi des plus diverses, voire obscures, elle a beaucoup perdu de cet aspect honorifique. Mais surtout, elle a contribué à dissoudre la mémoire des lieux quand elle a substitué à des dénominations de métiers et d’activités, d’éléments du paysage ou de lieux préexistants, des noms de personnes dont on peine souvent à savoir à quel titre elles ont été choisies.

Dès lors, que l’on féminise des noms de rues en débaptisant des rues portant des noms d’hommes, ce n’est qu’un petit pas vers l’égalité symbolique de la dénomination de l’espace. Et que l’on redonne aux rues les noms qu’elles portaient avant qu’on leur colle le nom d’un homme, ce ne serait qu’une mémoire retrouvée. Parce que ces noms disent l’histoire de cette ville, et pas seulement la prétention d’un propriétaire foncier à survivre à sa propriété foncière. La rue des Chaudronniers s’appelle ainsi parce qu’il y avait des chaudronniers, la rue des Granges parce qu’il y avait des granges, la rue de l’Hôtel-de-Ville parce qu’il y a l’Hôtel de ville, la rue de la Cité parce qu’elle mène à la Cité et la Grand-Rue parce que c’était la plus grande rue.

On soutient sans réserve l’achèvement du programme, adopté par le Grand Conseil et soutenu par Conseil municipal, de féminisation de 100 rues. Mais une fois ce programme achevé, que l’on en revienne aux noms de mémoire, que l’on maintienne ceux que portent encore des rues de la Ville. Une motion demandant que l’on redonne aux rues de Genève leur nom historique avait d’ailleurs été acceptée par le Conseil municipal. Une autre sera déposée avant la fin de cette législature demandant qu’on ne débaptise pas les rues qui ont gardé leurs noms historiques. Que la rue des Chaudronniers et la rue des Granges restent la rue des Chaudronniers et la rue des Granges. Que la rue Etienne-Dumont redevienne la rue des Belles-Filles, l’avenue de Miremont le «chemin perdu», la rue Diday la rue du Vieux-Bordel. Et la rue du Colonel-Coutau la rue des Anonymes. Parce qu’après tout, elles et eux aussi ont le droit d’avoir leur rue…

En attendant quoi, on relira avec plaisir La Cellule des Ecoliers de Julia Chamorel et les poèmes de Grisélidis. Elles auront leur rue. Peut-être pas là où la Ville les proposait, mais elles les auront. Parce qu’elles le méritent…

Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg L'Impoligraphe

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lundi 8 janvier 2018

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