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La prison, son temps, son usage…

L'Impoligraphe

Un vieux copain croisé par hasard et nous voilà plongé dans nos souvenirs, sans nostalgie excessive, mais avec l’utile distance qui peut nous les rendre utiles. C’était un vieux copain de prison, et c’était des souvenirs de prison. Alors, on se souvient… On n’est ni François Bonivard, ni Silvio Pellico, ni Auguste Blanqui, on n’a pas passé des années au trou, mais on se souvient que se retrouver en prison, ce n’est pas se retrouver hors du monde mais en son centre, avec ce qu’il produit de pire (dealers, pédophiles, violeurs) mais aussi de plus commun, de plus conforme, au fond, à ses vraies règles et ses vraies lois: gardiens, assistants sociaux, infirmiers, aumôniers, évidemment, mais aussi chauffards, voleurs d’occasion, pratiquants du fétichisme de la propriété privée puisque s’appropriant celle d’autrui, petits commerçants de marchandises provisoirement interdites de commerce, ou dont l’Etat se réserve le monopole, meurtriers ordinaires (cocus vexés, jaloux frustrés, possessifs éconduits…), immigrés clandestins en instance d’expulsion… le commun des mortels, en somme.

Bref, se retrouver en prison, c’est se retrouver dans une cour des Miracles gérée par l’Etat social, et d’où les miracles, par conséquent, se sont enfuis. Dans ce chaudron, les bruits du monde nous parviennent sans que nous puissions répondre à l’urgence qu’ils requièrent. Du moins avons-nous le temps de les entendre, et d’en chercher le sens. Nous entendons, nous lisons, nous voyons – mais ne pouvons guère réagir, et moins encore agir. Au fait, le pouvons-nous réellement, lorsque nous croyons le faire «dehors», et que nous le faisons dans les règles? Un mois, ou un an de prison, c’est un mois, ou un an, sans manifestations, sans réunions, sans séances de travail; pour autant, est-ce un mois, ou un an, politiquement vide? Là où le monde que nous voulons changer se révèle le plus clairement à nous, c’est là où il croit nous priver le plus sûrement de toute possibilité d’agir sur lui – et à plus forte déraison, contre lui.

Et puis quoi? Sommes-nous si sûrs et si heureux de ce que nous faisons habituellement, qu’il nous faille en prendre le deuil lorsque nous ne pouvons plus le faire? Sommes-nous si efficaces «dehors» que nous serions impuissants «dedans»? Sommes-nous si libres dans la rue, au travail, en famille, dans nos organisations, qu’il nous faudrait prendre la prison pour l’ombre de cette lumière? De quoi la prison nous ampute-t-elle politiquement, sinon de l’illusion d’agir?

C’est de là, donc, de «cette promiscuité où l’on est toujours seul, cet isolement où on ne peut jamais s’isoler»1>Guillaume Apollinaire, lettre à Lou, 29 décembre 1914 (Apollinaire parle de la caserne, mais cet enfermement vaut cet autre…) que peut nous venir quelque conscience critique de ce que l’on est, de ce que l’on fait (et qui peut nous conduire en prison), de ce que l’on ne fait pas et que l’on devrait faire (si on voulait nous éloigner de la geôle). Qu’il suffise de «payer pour sortir» (ou ne pas entrer), et de payer au sens le plus trivial du terme, fait d’ailleurs de la prison un résumé idéal de la société qui la produit: n’est libre que celui qui peut ou veut payer pour l’être, est enfermé celui ne peut ou ne veut payer pour éviter de l’être: la liberté est une marchandise, l’enfermement est la punition pour n’en avoir pas été acheteur conforme.

Pour le reste, la prison est ici ce qu’elle est partout ailleurs: une formidable entreprise de captation du temps. Lorsque vous aurez dépouillé la prison de tout ce qu’elle a de stupidement, d’inutilement, de sadiquement vexatoire, vous la rendrez visible pour ce qu’elle est: la plus efficace et la plus évidente machine à voler le temps des hommes et des femmes. «Dedans», nous nous acharnons à faire passer le temps, quand «dehors», nous nous acharnons à le retenir. Y a-t-il mieux à faire dans une prison que tenter, comme dans une retraite monastique, d’y poursuivre une réflexion entamée ailleurs, sur ce que signifie le temps qui passe, sur qui nous le vole, sur le projet de nous le réapproprier, et sur les moyens de ce projet?

Notes[+]

*Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

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