De la «Tribune» à la «Turbine»
En août, Tamedia avait annoncé vouloir biffer 90 postes équivalent plein temps dans les rédactions suisses, elle en supprimera finalement 55, dont 25 en Suisse romande. Un effet de sa bonté, sans conteste possible. Mais y’en a encore qui se plaignent. Parce que Tamedia entend aussi regrouper toutes les rédactions romandes du groupe (Tribune de Genève, 24 heures, Matin Dimanche-Femina) à Lausanne (il ne restera à Genève qu’un bureau). Il y aura toujours quatre titres, mais la diversité des titres, ce n’est pas la diversité des contenus. Ce n’est pas parce que la presse nationale soviétique connaissait au moins quatre quotidiens qu’on pouvait y lire des informations, des analyses, des commentaires différents – ni en recevoir des consignes différentes. Il y avait la Pravda, la Komsomolskaïa Pravda, les Izvestia et Troud, il y aura 24 heures, la Tribune de Genève, Le Matin Dimanche. Et Femina une fois par mois au lieu de tous les dimanches. Le conseil d’administration de Tamedia, c’est le Politburo. Voilà. Manque juste l’agence Tass pour fournir l’info, mais le progrès, c’est le progrès, l’intelligence artificielle suppléera avantageusement à l’idéologie naturelle. Sinon, on traduira en français les contenus pondus en allemand. Pourquoi pas, après tout? Les articles de la Pravda fédérale étaient bien traduits du russe dans les langues de chaque république pour leurs Pravda nationales…
Bon, Tamedia veut nous soviétiser… et on fait quoi? Les cantons de Vaud et de Genève demandent poliment à Tamedia de revenir sur ses choix, mais pourquoi diable Tamedia le ferait-elle, et au nom de quoi? Du pluralisme de la presse? De l’indépendance des titres et des rédactions? Du respect des identités locales et régionales? De ces principes, de ses critères, elle s’en fout, Tamedia: qu’est-ce que ça pèse, face aux «lois du marché», la diversité et la véracité, pour une «pompe à fric» comme TX Group? Rien, si on s’en tient à les invoquer sans faire un pas de plus. Pour ses rédactions romandes, qui ont débrayé, «Tamedia s’entête à foncer dans le mur»: «Alors qu’il faudrait renforcer l’ancrage local des titres, c’est tout l’inverse que propose la direction de Tamedia, qui entend augmenter le nombre d’articles traduits ou achetés à l’étranger pour alimenter les titres.» Tamedia, en effet, s’entête à foncer dans le mur – mais c’est le sien, le mur du fric…
Le Conseil administratif de la Ville de Genève dit espérer «que des solutions pourront être trouvées pour assurer la survie d’un véritable titre de presse locale» (la Tribune de Genève) et se tient à disposition des responsables de Tamedia pour «discuter de l’avenir de ses publications en Suisse romande et à Genève en particulier». N’a-t-il pas compris, ou ne veut -il pas montrer qu’il a compris, que Tamedia n’en a rien à secouer de «la survie d’un véritable titre de presse locale», et qu’il ne sert à rien de «discuter de l’avenir [des] publications [de Tamedia] en Suisse romande et à Genève en particulier», dès lors que Tamedia vient de prouver par a plus b et toutes les lettres suivantes jusqu’à z que, pour elle, ses publications romandes n’ont aucun avenir autre que celui d’un site internet?
Au moins 170 personnalités romandes des milieux culturels, sportifs, scientifiques, culinaires même (doivent pas aimer l’émincé à la zurichoise, celles-là) ont signé une tribune dénonçant «un dangereux appauvrissement de l’information régionale de qualité, à l’heure où les géants du Net et les réseaux sociaux banalisent l’accès aux nouvelles aléatoires, non vérifiées sinon mensongères» et demandant à Tamedia «de renoncer aux licenciements annoncés et de [s’]engager concrètement au maintien, à la pluralité et au développement de la presse romande». Comme si cela pouvait lui importer.
«Notre cœur bat pour la Julie aussi sûrement que pour ses confrères» des médias romands, écrit le président du Centre dans GHI. C’est bien, ça leur fait sûrement plaisir que notre cœur batte pour eux, mais quand un journal meurt, soit parce qu’il cesse de paraître (ou se réduit à n’être qu’un onglet sur un site internet, comme ce qui menace d’être le destin de la Tribune de Genève), soit qu’il n’a plus d’autre contenu que ceux repris et le cas échéant traduits d’autres journaux, et que son propriétaire veut le laisser mourir (et hâte sa mort), y’a-t-il d’autre réponse qu’en créer un autre et, pour les collectivités publiques, d’y aider, voire même d’en prendre l’initiative, en créant un fonds le finançant?
On ne sauvera peut-être pas la Tribune de Genève (Tamedia possède le titre et ne voudra pas le vendre) – mais avec un peu d’énergie publique pourrait naître la Turbine de Genève…