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Désoccidentalisation

À livre ouvert

L’analyse géopolitique pur sucre a ses adeptes de tous poils et de tous bords. On la sait diablement efficace quand il s’agit de tracer à gros traits les relations qui comptent; qu’il s’agisse des lignes de fracture actuelles ou des alliances de demain, celles nouées par les acteurs incontournables du monde d’aujourd’hui: les Etats. On la sait presque aussi efficace pour obtenir la faveur des médias. Peu importe qu’une analyse en remplace une autre ou la contredise, l’important demeure d’occuper la place et de distiller un qui-va-de-soitisme de bon ton: les Etats ne sont pas seulement essentiels à la marche du monde, ils en sont la materia prima. Exit tout le reste ou presque. Enfin elle sait répondre aux vœux des puissants et des stratèges, d’ici ou d’ailleurs, en distillant un discours qui permet finalement aux Etats d’agir à leur guise.

Si le géographe que je suis se méfie des analyses strictement géopolitiques ou géostratégiques, ce n’est pas pour autant que je m’en défie complètement. Disons qu’il s’agit de leur conserver leur statut d’outil et, comme tous les autres outils, de les savoir capables de désigner qui les manie, mais surtout de reconnaître qu’ils provoquent des prises de position alignées et bornées, bref, du «campisme» en veux-tu en voilà.

J’emprunte cette dernière idée à une lecture bienvenue lorsqu’il s’agit de tout autant «repenser l’ordre du monde» – comme l’indique son sous-titre – que de s’y confronter: celle du livre Désoccidentalisation1>Didier Billion et Christophe Ventura, Désoccidentalisation du monde: repenser l’ordre du monde, Agone, coll. Contre-feux, 2023..

Se confronter à l’ordre du monde, c’est avant tout décider de vivre en garde basse et n’avoir pas peur d’être frappé ou frappée de plein fouet par ce qui d’ordinaire reste confiné aux marges irréelles de nos existences, souvent – mais pas exclusivement – par-delà une voire plusieurs frontières nationales bien gardées. C’est renouveler ses points de repère et ses points d’appui, autant dire s’émanciper des schémas de pensée habituels. Réaliser aussi que la distance géographique s’oppose radicalement à la distance géométrique, que le plus lointain ne nous concerne pas moins que le plus proche. Postuler enfin que l’intérêt des peuples (et non celui des Etats) «reste une boussole indispensable» pour tout projet réellement émancipateur, au Nord comme au Sud.

Le monde change en ce moment plus qu’il n’a changé depuis longtemps. Que les tensions se renforcent, cela ne date pas d’hier. Que les défis s’accumulent, non plus. Que le «centre de gravité de la politique internationale» se déplace, voilà qui est par contre nouveau. Cette «désoccidentalisation», Didier Billion et Christophe Ventura réussissent en à peine 150 pages à en dresser le portrait fidèle et critique à la fois.

Fidèle, en ce sens que, pour comprendre l’enjeu des changements actuels, les auteurs n’hésitent pas à se plonger dans l’étude de la «domination du monde par les puissances capitalistes», phénomène qui a marqué de son empreinte les deux derniers siècles. Tout comme à remettre en mémoire les mécanismes paradoxaux de la Guerre froide – qu’alors les belligérants s’intéressaient moins à leur «ennemi naturel» qu’à assouvir leurs désirs d’hégémonie respectifs – ainsi que l’impact sidérant de 1989, lequel donna crédit aux théories les plus échevelées – comme celle de «fin de l’histoire» doctement professée par Francis Fukuyama.

Critique, parce que les auteurs ne tombent pas dans le piège de ramener la désoccidentalisation à la seule question des rapports de force entre Etats dit du «Nord» et dits du «Sud». Ils savent pertinemment qu’une «recomposition de la hiérarchie mondiale des Etats et de leurs alliances» ne laisse nullement augurer une remise en cause des logiques qui sous-tendent la mondialisation capitaliste. Si les Etats ont un projet en tête, c’est d’être mieux placés dans le jeu croisé des alliances objectives. «Tous participent au même système en crise, n’en contestant que les aspects qui entravent leur [propre] déploiement.»

Critique et en même temps fidèle, car la «désoccidentalisation» du monde peut, aussi paradoxal que cela puisse paraître, en être la «démocratisation». Autrement dit, rendre possible un «nouvel ordre international solidaire et démocratique». A condition bien sûr que soit laissée à tous les peuples «la possibilité de s’organiser librement», même si cela va à l’encontre de nos intérêts immédiats, enfin… ceux de nos Etats.

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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