«Au nom de l’amour», vraiment?
Trois semaines seulement après le 7 octobre, l’Etat d’Israël publiait deux images sur son compte officiel X. Elles montrent un soldat brandissant à Gaza un drapeau arc-en-ciel disant «Au nom de l’amour», ainsi qu’un drapeau israélien. Le compte étatique commente en parlant d’«un message d’espoir pour le peuple de Gaza qui subit la brutalité du Hamas». Israël se désigne ainsi héraut de la cause LGBT – quand bien même le mariage homosexuel ne peut pas y être célébré. Cette publication a été dénoncée comme une illustration du pinkwashing pratiqué par Israël, soit le fait de brandir des valeurs progressistes pour dissimuler des violations persistantes des droits humains. La démarche suscite les réactions de plus en plus de personnes queer. A la publication de ces images, Hamed Sinno, chanteur gay du groupe libanais Mashrou’ Leila, a rapidement dénoncé une action colonialiste. Confronté lui-même à l’intolérance au point d’avoir choisi de dissoudre son groupe d’indie-rock à la suite de nombreuses menaces de mort reçue de détracteurs arabes, il refuse pourtant que les droits LGBTIQ ne légitiment un quelconque impérialisme.
A travers le monde, la communauté queer est toujours plus nombreuse à appeler au soutien au peuple palestinien et à dénoncer ce qu’elle qualifie de pinkwashing. Le collectif Queers for Palestine s’élève ainsi contre le discours stigmatisant la prétendue «homophobie palestinienne/arabe» et glorifiant la tolérance en Israël. Pour elles, soutenir la Palestine est un enjeu queer et décolonial. Vendredi, Act-UP New York a appelé au cessez-le-feu permanent et relayé l’appel de Queers for Liberation, qui demande aux principaux groupes LGBTIQ de faire de même. Mais la question divise.
Au Proche-Orient, la guerre est donc aussi celle des images, qui facilitent ou empêchent le soutien apporté à Israël ou à la Palestine. En matière de droits LGB en tout cas, celle d’Israël est positive au Moyen-Orient, fruit d’une démarche lancée dans les années 2000, qui se renforce depuis le 7 octobre. Et les personnes LGBTIQ qui réclament l’arrêt des massacres à Gaza sont régulièrement raillées, au motif qu’elles soutiendraient un régime qui les opprime. Leur revendication est aussi assimilée à un soutien au Hamas, voire aux massacres du 7 octobre. Elle n’a pourtant pas débuté ce jour funeste. «Il existe une très longue histoire de solidarité queer avec la Palestine, notamment en Europe et aux Etats-Unis», rappelle Sa’ed Atshan, professeur d’anthropologie et d’études sur la paix et les conflits au Swarthmore College, en Pennsylvanie, dans un entretien avec le site étasunien Them. Cette solidarité se manifeste d’ailleurs jusqu’en Israël: en juin dernier, des militant·es queers appelaient à la fin de la colonisation lors de la Pride de Tel Aviv.
L’ombre du «choc des civilisations»
Dans la presse, des associations s’affrontent par tribunes interposées. Fin novembre dernier, dans le magazine français Marianne, une tribune signée de nombreuses associations et personnalités répondait vertement à celle de Fiertés Citoyennes publiée quelques jours plus tôt. Pour cette dernière, la cohérence exigerait «de ne pas soutenir implicitement les exactions du Hamas et de son commanditaire iranien, pays où l’on exécute encore des personnes pour le seul fait d’être homosexuelles». Elle rappelle aussi que récemment, «plusieurs parlements de pays d’Afrique ou du Moyen-Orient ont engagé un durcissement de leur législation contre les personnes LGBT», citant l’Irak qui envisage de rétablir la peine de mort pour toute personne ayant des rapports homosexuels. «Le risque d’être tué ou torturé est bien réel pour les personnes LGBT dans des pays où la charia est appliquée ou est en passe de l’être.»
Pour les organisations et militant·es LGBT attaquées, si «le mouvement réactionnaire et islamiste du Hamas est homophobe», associer tous les Palestiniens à l’homophobie du Hamas est raciste: «Cette vision homonationaliste où nous autres Occidentaux serions les défenseurs des droits LGBTI+ face à un ‘monde arabe’ barbare et homophobe est un des axes de la stratégie du ‘choc des civilisations’.» Comment imaginer «que les revendications des minorités sexuelles et de genre puissent être portées et entendues sur des territoires morcelés, qui subissent la colonisation, l’apartheid et un blocus asphyxiant»?
«Le pinkwashing est surtout efficace en Europe et aux Etats-Unis» Naya
Parmi les signataires, on trouve Didier Lestrade, cofondateur d’Act Up-Paris. La célèbre association de lutte contre le sida fondée en 1989, en revanche, n’y figure pas. L’association a souhaité laisser ses membres libres de leur position, explique Eva Vocz, responsable de plaidoyer, «même si la situation nous affecte, et suscite des débats à l’interne». «Faute d’expertise et de moyens, nous ne prenons plus de position à l’international, et nous nous concentrons sur le cœur de notre mission, soit l’accès aux soins pour les personnes atteintes du sida.» Cette réserve a-t-elle à voir avec l’image progressiste d’Israël en matière de droits LGBTIQ? La question suscite une certaine gêne. «Tous les Etats font du pinkwashing. Il est bien difficile de mesurer l’impact de cette image sur les réactions publiques et politiques.» De son côté, elle souligne la montée de l’antisémitisme, «très inquiétante».
En Suisse, Pink Cross appelle «bien évidemment» au cessez-le-feu, explique Roman Heggli, responsable de l’association. «Dans toute guerre, les personnes vulnérables que sont les queers sont particulièrement visées.» L’association n’a cependant pas pris position officiellement sur le conflit, ce qu’elle ferait d’ailleurs rarement. En cause, là encore, «un manque d’expertise, et de ressources», note Roman Heggli. Après l’agression russe de 2022, l’association avait créé un fond de soutien destiné aux personnes LGBTIQ en Ukraine. Une telle initiative, «exceptionnelle, qui a pu trouver suffisamment de ressources», n’a pas pu être menée cette fois-ci, «par manque de moyens».
Pinkwashing, un angle mort?
Les appels à la décolonisation et à la fin de l’apartheid ne sont pas légion en Suisse. Samedi, à Berne, et précédemment à Bâle, cette revendication s’est fait entendre notamment par la voix du collectif Bern for Palestine. «Aucun apartheid ne peut être ni féministe, ni trans, ni queer», rappellent Naya et Rachida*, membres du collectif. «Notre position est intersectionnelle.» Prévenant la critique d’une position «compliquée, académique», elles précisent: «C’est la plus simple de toutes puisque nous ne défendons pas une identité au détriment des autres. Les bombes tombent sans discrimination sur les corps, qu’ils soient hétérosexuels ou queers.» Rachida note aussi le racisme spécifique réservé aux hommes musulmans: «Aujourd’hui, les chiffres des ‘terroristes tués’ à Gaza que publie l’Etat israélien correspondent en réalité aux morts masculines (à l’exclusion des femmes et des enfants). Pour Israël, les hommes sont donc implicitement assimilés à des ‘terroristes’.» Globalement, les soutiens intersectionnels viennent plutôt de petites formations, notent les deux membres du collectif. Elles évoquent le Queerfeministischer Raum ou House of Poderosa. La Grève féministe, elle, prenait position lors de la manifestation du 20 janvier, comme le CRAQ (Collectif révolutionnaire d’action queer)
Comment les deux militantes de Bern for Palestine expliquent-elles le peu de soutiens clairs aux revendications de Queers for Palestine? L’image progressiste que véhicule l’Etat d’Israël jouerait-elle un rôle? «C’est certain», estime Naya. Thierry, militant LGBTIQ suisse, partage cet avis. Son souhait de débattre de la question a été écarté par son association. «Le pinkwashing est surtout efficace en Europe et aux Etats-Unis, observe Naya, car il est construit à destination des personnes blanches. Il n’est pas opérant chez les queers du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord.» Pour Sa’ed Atshan, le pinkwashing est l’une des façons de rationaliser «l’exceptionnalisme à l’égard de la Palestine»: mettre l’accent sur l’homophobie au sein de la société palestinienne «contribue à la déshumanisation» des Palestinien·nes en général», ce qui facilite la stigmatisation et «sape l’empathie envers les Palestinien·nes qui font face à des niveaux dévastateurs de mort et de destruction».
*Les deux membres de Bern for Palestine ont choisi l’anonymat pour parler au nom du collectif, une pratique en usage dans plusieurs collectifs.