A l’école de la machine
À livre ouvert
«Recherche de mises à jour», «informations de licence», «droits de l’utilisateur», «politique de confidentialité»… expressions communes devenues véritables «mots-clefs» de l’époque que nous vivons, des vies que nous menons, scotchés ou non à nos écrans. Comme si de réalités composites et plurielles nos sociétés s’étaient muées, sans que nous sachions comment ni pourquoi, en simples machines; ou tout au moins s’étaient mises à l’école de celles-ci.
Tiens, parlant d’école, voici un titre sans équivoque: Bienvenue dans la machine1>Eric Martin, Sébastien Mussi, Bienvenue dans la machine: enseigner à l’ère du numérique, Ecosociété, 2023.. Ce bref manifeste rédigé par deux enseignants québécois, Eric Martin et Sébastien Mussi, on le saisit à pleines mains et on a peine à le lâcher. Ou plutôt si, car une fois la lecture finie, on se dit qu’il faudrait le faire passer de main en main, afin de le mettre dans celles de quiconque ayant eu affaire – élèves, parents ou profs – avec l’école «covidée»; qui fut aussi une école «informatisée».
Ce que dans ces lignes ils réclament, c’est un moratoire immédiat sur l’informatisation galopante de l’école. Un mouvement qui s’est accéléré à la faveur de la pandémie et qui fait que l’école, aujourd’hui, à la façon d’une simple machine, doive régulièrement passer par la case «mise à jour».
Le sujet ne souffre déjà quasi plus aucune discussion et semble à ce point évident qu’il n’est pas même exigé d’explications. Ainsi va l’esprit du temps. Alors tout devient possible: comme nous validons des dizaines de pages de conditions générales d’utilisation sans les avoir lues, nous imaginons sans trembler la fin de l’école que nous avons toutes et tous connue. Ainsi que l’ont bien compris les auteurs de Bienvenue dans la machine, le «caractère inéluctable du changement» fait fi des contingences. Devant nous se dresse une nouvelle transcendance.
Il n’empêche, on aimerait savoir comment cela a débuté, comment des «décisions aussi lourdes de conséquences […] ont-elles pu être prises en dehors de tout débat et de tout processus démocratique»? En vérité, inutile de feindre le questionnement ou la surprise. Cela commence toujours de la même façon: «historiquement la technique n’a jamais fait l’objet d’un choix partagé. Certains acteurs l’ont fait activement advenir et il a fallu réguler ensuite. [L]’histoire de la technique est celle de ses coups de force et des efforts ultérieurs pour les normaliser.»2>Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse: une histoire du risque technologique, Points, 2020, p. 23.{[(|fnote_stt|)]}> D’où l’absolue nécessité d’instaurer un moratoire.
Freiner des quatre fers un mouvement se donnant comme naturel mais ne l’étant d’aucune façon possible permettrait en effet de mettre à mal l’emprise d’une vision cybernétique faisant de l’école un système upgradable, donc «optimisable». Vision ayant comme principal axiome l’idée suivante: si l’homme est faillible et voué à le demeurer, la machine connaîtra un autre destin. Nul besoin de décrire ici les bouffonneries d’un Ray Kurzweil ou d’un Eric Schmidt [respectivement ancien directeur de l’ingénierie et ancien PDG de Google]. Il suffit, et c’est autrement plus effrayant, de consulter avec nos deux auteurs un rapport de l’OCDE sur l’éducation. Sous un titre aussi punchlinesque que Retour vers le futur de l’éducation, on apprend que ce dernier ne serait rien d’autre que le de-schooling.
Qu’entendre par là? Une dé-scolariation de la société et la fin de la course aux diplômes imaginées par Ivan Illich?{[(|fnote_stt|)]}>Cf. Ivan Illich, Une société sans école, Seuil, 1971. Non! Plus banalement des «cours donnés sur Internet par des robots nourris [à] l’apprentissage machine». Le tout étant rendu possible à travers le «remplacement des anciennes institutions publiques et nationales […] par l’extension d’un marché éducatif», où une concurrence efficiente s’occuperait d’enfin faire le ménage. Mais là ne serait que la première étape. Suivrait la généralisation de l’école distancielle et donc l’abolition pure et simple de «l’école physique telle qu’on la connait».
Le fantasme de l’école dématérialisée, s’il permet aux para-experts de l’OCDE de noircir chaque année quelques dizaines ou centaines de pages, est en vérité moins un nouveau paradigme que le symptôme manifeste de la place qu’a prise le numérique dans nos vies. Aux yeux de ses zélateurs les plus acharnés, celui-ci est appelé, pour continuer à croître, à investir de nouveaux domaines. L’école est désormais le premier d’entre eux: Bienvenue dans la machine!
Notes
Géographe, écrivain et enseignant.