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Autoritarisme agraire en Chine

Carnets paysans

Au printemps dernier, de courtes vidéos filmées dans des régions rurales de la Chine ont circulé sur les réseaux sociaux. Sur l’une d’elles, on voit une pelle mécanique détruire une vigne. Un autre enregistrement montre des hommes en treillis portant un bouclier qui affrontent des civils autour d’une culture maraîchère. Sur un troisième film, des hommes en uniformes piétinent des monticules de terre, sans doute une culture de gingembre.

L’explication de ces scènes d’affrontements remonte à une décision de novembre 2022 du Ministère chinois de l’agriculture et des affaires rurales visant à «renforcer les organismes chargés de l’application de la législation agricole et le personnel chargé de la mise en œuvre de cette législation». Cette décision a conduit à la constitution de corps de police rurale chargés de contrôler les cultures et de détruire celles ne correspondant pas aux plans du gouvernement. Au printemps, la saison des plantations, les actions de ces corps de police ont provoqué le mécontentement des cultivateurs et des cultivatrices, qui les ont surnommés nongguan, un sobriquet formé d’après celui (chengguan) d’un corps de police urbaine connu pour ses exactions contre les migrant·es et les vendeuses et vendeurs de rue.

Comme l’indiquent les vidéos citées plus haut et différents articles de presse, les nongguan s’en prennent essentiellement aux cultures maraîchères ou fruitières en pleine terre, ou encore aux élevages de porcs de petite taille. Comme dans cet incident survenu le 8 mai dernier, où un éleveur a attaqué deux nongguan avec un pistolet à clous, après que ces derniers eurent détruit sa porcherie.

Selon une analyse de Au Loong-yu et Liu Xiang pour le Collectif Lausan, cette poussée autoritariste s’explique par la volonté des autorités nationales chinoises de renforcer les grandes cultures (céréales, oléagineuses, protéagineuses) au détriment des cultures maraîchères et fruitières.3 Cette décision de planification s’appuie sur un discours au sujet de l’autosuffisance alimentaire. Pourtant, comme le font remarquer Au Loong-yu et Liu Xiang, la Chine est autosuffisante en céréales pour la consommation humaine. Le pays doit cependant importer du grain pour soutenir la production de viande qui ne cesse de s’accroître et ces importations pèsent lourd dans la balance commerciale chinoise. La mise en place des nongguan s’inscrirait donc dans une stratégie visant à réduire le déficit commercial. Les deux auteurs se demandent ironiquement si «le Parti communiste chinoise pense […] que le manque de bananes […] pour les Chinois ne posera pas de problème majeur»?

Dans leur remarquable ouvrage Accumuler le capital aujourd’hui: stratégies de profit et politiques de dépossession1>M. Benquet et T. Bourgeron (éds.), Accumulating Capital Today Contemporary Strategies of Profit and Dispossessive Policies, Routledge, 2021., les économistes Marlène Benquet et Théo Bourgeron soulignent l’importance que tient encore le secteur agricole dans les dynamiques d’accumulation contemporaines du capital. La planification autoritaire que met en œuvre l’Etat chinois avec ses forces de police s’inscrit dans ces dynamiques. Certes, les cultures maraîchères et fruitières visées par les nongguan ne sont pas des cultures vivrières, elles entrent dans un circuit commercial (Au Loong-yu et Liu Xiang utilisent l’expression cash crop, c’est-à-dire culture de rente). Mais ce dont il s’agit avec leur destruction, c’est de forcer l’assujettissement de portions de plus en plus larges de la production agricole à des circuits commerciaux dominés par l’industrie. L’historien Lucien Bianco, spécialiste de la paysannerie chinoise, notait, en 2016 déjà, que «le pouvoir qui réprimait en 1950 les paysans riches […] favorise aujourd’hui l’émergence d’une classe de grands exploitants privés – et ceci à des fins économiques: une agriculture plus productive». Les nongguan apparaissent alors comme une conséquence pour les populations rurales de l’insertion de la Chine dans les formes les plus contemporaines du capitalisme.

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Frédéric Deshusses est un observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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