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Soigner la paysannerie familiale

Rappelant l’impact socio-environnemental de l’industrialisation agroalimentaire, Melik Özden, directeur du CETIM, voit dans la mise en œuvre du Groupe de travail intergouvernemental de l’ONU sur les droits des paysans l’occasion d’avancées concrètes pour les populations rurales à travers le monde, l’environnement et la qualité de l’alimentation.
Droits humains

Jusqu’à récemment, les conditions dans lesquelles nos aliments étaient produits n’intéressaient pas les habitant·es des zones urbaines. Le débat se limitait au seul pouvoir d’achat. Du moment où les aliments étaient disponibles sur le marché, quelles que soient leur qualité et les conditions de leur production, la question était de savoir si les populations avaient les moyens de se les offrir. Pourtant, la production alimentaire et son mode production sont centraux et stratégiques pour la survie de toute communauté humaine.

Les politiques agroalimentaires mises progressivement en place après la Seconde Guerre mondiale (privatisation des services publics, libéralisation du marché agricole, dumping et spéculation boursière sur les produits alimentaires…) ont favorisé la production industrielle à grande échelle et, par conséquent, l’émergence de l’agro-industrie qui domine, aujourd’hui, la chaîne alimentaire au niveau mondial.

Ces politiques exercent une forte pression sur les terres arables et sur les ressources naturelles qui sont également source de conflits, y compris armés. L’agro-industrie porte une grande responsabilité dans la pollution des sols, des cours d’eau et dans l’appauvrissement de la biodiversité, sans parler des crises climatiques, catastrophes naturelles et autres pandémies. Tout ceci provoque le déplacement de dizaines de millions de paysan·nes chaque année dans le monde.
La Via Campesina, le mouvement mondial des paysans, tire depuis trois décennies la sonnette d’alarme sur la situation catastrophique de la paysannerie familiale qui se trouve dépouillée de ses ressources (terres, semences, plans d’eau, pâturages…), expropriée, souvent déplacée de force, discriminée et exclue des prises de décision la concernant.

En réponse à ces atteintes, La Via Campesina a initié un processus au sein de l’ONU pour l’élaboration d’une Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. Faisant suite à une mobilisation à l’échelle mondiale de ce mouvement et ses alliés, que le CETIM a accompagnés tout au long dudit processus, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté en 2018 la déclaration en question. Il s’agit d’une contribution importante à l’évolution du droit international en matière de droits humains.

En effet, cette Déclaration prévoit, entre autres, l’accès à la terre, à l’eau, aux semences et à d’autres ressources et moyens agricoles, ainsi qu’aux services publics adéquats, pour la paysannerie familiale, les pêcheurs et éleveurs non industriels et les travailleurs ruraux. Elle reconnaît le rôle indispensable de ces derniers dans la production alimentaire, la préservation de la biodiversité et la protection de l’environnement.

C’est dire que cette Déclaration vise à apporter une protection efficace aux paysans face aux spéculations et au monopole des compagnies agro-alimentaires. En protégeant mieux les producteurs familiaux, on garantit l’approvisionnement en aliments de l’humanité tout en disposant d’un outil de lutte efficace contre la pauvreté et les inégalités.

L’ONU a récemment franchi une nouvelle étape en créant, au sein du Conseil des droits de l’homme, un Groupe de travail d’experts – opérationnel dès 2024 – chargé du suivi de la mise en œuvre de ladite déclaration. On s’attend à ce que ce groupe de travail élabore des propositions concrètes pour sortir du modèle de production industrielle et hautement «chimisée» qui non seulement atteint ses limites, mais qui, de plus, est devenu néfaste pour l’environnement et la qualité de nos aliments.

Dans ce contexte, la Suisse doit soigner sa paysannerie qui est en voie de disparition (moins de 2% de la population), en prenant des mesures adéquates afin que cette dernière puisse vivre de son labeur et travailler dans des conditions dignes. Quant au canton de Genève, qui a inclus récemment dans sa constitution le droit à l’alimentation, il doit veiller à ce que ce droit ne se limite pas à l’action «humanitaire», mais comporte également un volet de production, visant la souveraineté alimentaire du canton.

Melik Özden est directeur du CETIM (Centre Europe-tiers monde), Genève.

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