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Sortir de la violence domestique

Trop souvent, les victimes de violence domestique ont des difficultés à s’extraire du processus qui les broie. Du fait des mécanismes psychosociaux en jeu et, aussi, parce que les actions à engager mobilisent un cadre juridique complexe. L’association genevoise F-information a établi une notice sur les droits des victimes, exposée ici dans ses grandes lignes.
Sortir de la violence domestique
Pour faire valoir leurs droits, les victimes de violence domestique doivent veiller à accumuler des preuves, conservées en lieu sûr ou gardées par une personne de confiance. KEYSTONE
Genève

En 2022, l’Office cantonal de la statistique de Genève a recensé 1743 infractions pénales pour violences domestiques, soit près de la moitié des infractions pour violences commises dans le canton. Et sur les six homicides commis à Genève en 2021, quatre relevaient de la sphère domestique – de même que l’unique homicide commis en 2022. Selon la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe, la violence domestique désigne «tous les actes de violence physique, sexuelle, psychologique ou économique» survenant au sein de la famille ou du couple – on parle alors de violence conjugale, quel que soit le statut du couple, officialisé (mariage, partenariat) ou non, qu’il s’agisse d’une relation actuelle ou ancienne et que le domicile soit ou non partagé.

La violence domestique a plusieurs visages. Elle peut se manifester sous forme de comportement violent ponctuel lors de disputes ou de situations de stress familiales, constituer un comportement violent ou contrôlant systématique dans une relation abusive, ou encore se présenter cycliquement – montée de tension, explosion, remords et réconciliation qui précèdent un nouveau cycle.

Il faut toutefois distinguer les conflits de couple ou parentaux – les «disputes ordinaires» – de la violence domestique, qui maintient un rapport de force asymétrique entre les protagonistes. La mise en place d’une médiation, bénéfique lorsqu’il s’agit d’apprendre à gérer les conflits, est en revanche à écarter en présence de violence domestique, du fait du rapport de pouvoir existant. Dans ce dernier cas, il est nécessaire d’engager des actions rapides pour répondre au besoin de protection des victimes et de responsabilisation des auteurs.

Ces actions ne sont pas faciles à entreprendre, d’abord pour des raisons psychologiques. La prise de conscience d’une situation de violence domestique fait émerger de nombreux sentiments contradictoires chez la victime. Confrontée au phénomène d’emprise, au sentiment d’impuissance, à l’isolement, à une certaine ambivalence par rapport à l’auteur des violences, elle a du mal à projeter un changement de situation.

En conséquence, il lui est crucial de s’entourer de personnes de confiance, de créer du lien social, d’oser parler des violences vécues. La fréquentation d’associations féminines et féministes, qui permet d’échanger avec des professionnel·les, d’autres victimes, de s’informer sur ses droits, d’être accompagnée et soutenue dans son action, contribue à favoriser le passage à l’action.

Comprendre ses droits

Concrètement, lorsque la police est appelée à intervenir pour une situation de violence domestique, elle peut prononcer immédiatement un éloignement de l’auteur pour une période déterminée. Pour obtenir une protection à plus long terme, la victime devra engager une procédure devant le tribunal civil. Auquel cas le juge civil pourra notamment attribuer le logement familial, fixer une contribution d’entretien et aménager les relations parentales. En parallèle, la juridiction pénale peut punir l’auteur à la suite de l’intervention de la police ou par dépôt de plainte.

On le voit, le cadre juridique dans lequel s’inscrit la violence domestique est complexe. Il mêle les trois domaines du droit – civil, public et pénal. Il s’agit d’en comprendre les articulations pour savoir ce qui peut être demandé à chaque juridiction.

Les intervenant·es de droit civil règlent les relations entre les individus. Les juridictions civiles interviennent dans le cadre du divorce, dissolution de partenariat enregistré, mesures protectrices de l’union conjugale, protection de l’enfant, action alimentaire, protection de la personnalité. Ces procédures permettent de fixer ou de modifier les droits parentaux/conjugaux et d’organiser la vie séparée par différentes mesures; notamment attribuer le logement familial à la victime, éloigner le parent violent et attribuer la garde de l’enfant à l’autre, ordonner le droit de visite dans un lieu surveillé ou accompagné d’un tiers, fixer les contributions d’entretien, ordonner la séparation des biens, désigner un curateur si l’enfant a besoin d’être représenté, retirer l’autorité parentale au parent violent.

D’autres mesures peuvent par ailleurs intervenir. Dans l’urgence, il est ainsi possible de demander des mesures provisionnelles – qui s’appliquent avant le jugement –, voire superprovisionnelles – sans l’audition de la partie adverse –, dans l’attente du jugement final. En cas de violences, menaces ou harcèlement, une interdiction géographique de périmètre, une interdiction d’approcher ou une expulsion du domicile peuvent être demandées. Ainsi qu’une avance des frais de procédure par l’autre partie (provisio ad litem) et l’assistance juridique.

Les intervenant·es de droit public règlent les relations entre services de l’Etat et individus. Les mesures policières offrent une possibilité de réaction immédiate aux situations de violence domestique qui permet d’offrir un répit, à court terme, aux victimes. La principale mesure de protection urgente prévue par loi cantonale genevoise sur les violences domestiques (LVD) est l’éloignement administratif. Cette mesure impose à l’auteur présumé le départ du domicile; elle est prise par la police sur requête de la victime. La police se base sur les informations transmises par le voisinage ou la victime elle-même.

La mesure d’éloignement consiste également à interdire à l’auteur présumé de pénétrer dans un secteur ou des lieux déterminés et de contacter ou d’approcher une ou plusieurs personnes. Elle est prononcée pour une durée de 10 à 30 jours et peut être prolongée, sur requête de la victime au Tribunal administratif de première instance (TAPI), jusqu’à 90 jours au plus au total.

Lorsqu’il fait l’objet d’une mesure d’éloignement, l’auteur présumé des violences est libre d’être hébergé où il veut. Il doit se présenter à une consultation socio-thérapeutique auprès d’un organisme spécialisé – à défaut, il s’expose à une amende. Il est entendu avant la prise de décision, puis peut contester cette mesure par une déclaration écrite adressée au TAPI.

Après une intervention de police, le dossier est transmis à la justice pénale. Dans les cas graves ou de récidive, l’auteur est placé en arrestation provisoire et mis immédiatement à disposition du Ministère public. Dans les cas moindres, la police rédige un rapport après avoir auditionné toutes les parties et le transmet au Ministère public pour traitement.

Les intervenant·es de droit pénal enquêtent sur les infractions commises, afin de punir les auteurs et, indirectement, protéger les victimes. Ce sont notamment la police et le Ministère public (poursuite pénale) ainsi que le Tribunal de police et le Tribunal des mesures de contrainte (jugement et sanction). Afin de rendre leurs décisions, les autorités pénales instruisent l’affaire: elles convoquent et auditionnent les parties et témoins éventuels, ordonnent des expertises, recherchent des preuves. Elles peuvent être saisies par dénonciation, dépôt de plainte, prise en flagrant délit ou constat d’une infraction.

La procédure pénale est souvent initiée par une intervention de la police, qui transmet le dossier au Ministère public, ou par le dépôt d’une plainte pénale de la victime. Une fois saisi, le Ministère public effectue une enquête préliminaire, puis décide d’ouvrir une instruction, ou de condamner l’auteur de violences par le biais d’une ordonnance pénale, ou de prononcer le classement de l’affaire, ou encore de rédiger un acte d’accusation devant un tribunal pénal. Il peut convoquer une audience de confrontation et ordonner l’audition de témoins, la production de pièces ou de certificats médicaux, etc. Les décisions prises par le Ministère public peuvent faire l’objet d’un recours devant un tribunal pénal.

Une victime de violences domestiques dispose de droits particuliers, notamment celui de ne pas être confrontée directement à son agresseur et d’être accompagnée aux audiences par une personne de confiance (en plus de son avocat·e). Précision importante: la personne de confiance, en ayant assisté aux audiences, ne peut plus être entendue comme témoin; il faut donc écarter du rôle d’accompagnant·e les personnes dont le témoignage est essentiel (témoin direct des faits de violence ou ayant recueilli les confidences de la victime).

Par ailleurs, la Loi sur l’aide aux victimes (LAVI) prévoit un accompagnement spécifique (conseils, aide médicale, sociale, matérielle et juridique) pour la victime et ses proches. Etre reconnue comme victime au sens de la LAVI demande trois conditions: la présence d’une infraction pénale; une atteinte à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle d’une certaine gravité; que l’atteinte soit la conséquence directe de l’infraction. De plus, l’infraction doit avoir été commise en Suisse ou la victime doit être domiciliée en Suisse au moment des faits et au moment où elle a introduit sa demande.

Lorsqu’elle n’a pas déposé plainte ou l’a retirée, la victime est entendue en qualité de témoin. Elle a l’obligation de se présenter à la convocation, mais peut refuser de témoigner contre son/sa partenaire ou père/mère de ses enfants pour sa propre protection ou celle d’un proche. En cas d’infraction contre l’intégrité sexuelle, elle peut aussi refuser de répondre aux questions liées à sa sphère intime. Le droit pénal protège également les enfants, qu’ils soient victimes directes ou indirectes. Lorsqu’ils sont victimes directes de lésions corporelles, la poursuite pénale a lieu d’office.

En pratique, la parole de la victime est souvent un des seuls éléments de preuve. L’autorité va chercher à évaluer la crédibilité de sa parole en demandant des détails sur les violences subies, notamment des dates. D’où l’importance pour la victime, qu’elle décide ou non de porter plainte, d’accumuler des preuves des violences subies, telles qu’un constat médical établi au plus vite; des messages écrits ou audio dans lesquels l’auteur reconnaît les violences; des témoignages écrits, datés et signés; des photos des blessures si possible datées, avec l’heure et le lieu; des attestations de psychologues ou d’associations d’aide aux victimes, etc.

Enfin, bien que le droit pénal ne vise pas en premier lieu la protection des victimes contre d’autres actes de violence, les autorités pénales peuvent ordonner des mesures dans ce sens, notamment la détention provisoire, sur demande du Ministère public au tribunal des mesures de contrainte; des mesures de substitution – interdiction géographique, interdiction de contact, surveillance électronique, suivi psychothérapeutique, etc.

Certaines infractions pénales poursuivies uniquement sur plainte peuvent être poursuivies d’office si elles interviennent dans un contexte de violence domestique: lésions corporelles simples, menaces, injures, voies de faits (par exemple une gifle). Dans tous ces cas, une procédure peut être initiée par la justice sans dépôt de plainte ou continuée après le retrait de la plainte. Quant aux infractions plus graves: lésions corporelles graves, tentative de meurtre, contrainte, contrainte sexuelle, viol, séquestration, violation du devoir d’assistance et d’éducation, elles sont systématiquement poursuivies d’office.

Si la victime le demande, le Ministère public ou les juridictions pénales peuvent suspendre provisoirement une procédure ouverte pour des cas de lésions corporelles simples, voies de fait réitérées, menace ou contrainte. Ensuite, sur demande de la victime ou lorsque la situation l’exige (aucune stabilisation ou amélioration de la situation de la victime), la procédure peut reprendre ou, en cas d’évolution positive, être interrompue. Ce mécanisme vise à laisser à l’auteur des violences une chance d’amélioration, tout en surveillant la situation.

Marine Pernet est juriste à F-information, f-information.org
F-information est membre de la campagne du 25 novembre «Pour en finir avec les violences sexistes et sexuelles»: 25novembre-geneve.ch

La notice exposée dans ses grands lignes ici correspond à un corpus de deux longs articles annotés (version espagnole disponible), incluant une liste de contacts utiles et une section relative aux victimes d’origine étrangère (permis de séjour obtenu par mariage):
f-information.org/category/bon-a-savoir; accès direct:
1. «Qu’est-ce que la violence domestique et comment s’en sortir?»: https://tinyurl.com/5n7ukanr
2. «Quels sont les droits des victimes de violence domestique?»: https://tinyurl.com/344veckd

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