Les boues brunes
Les élections récentes en Hesse et en Bavière, deux des Länder les plus riches et les plus influents, laissent pantois. Alors qu’on croyait l’Alternative für Deutschland (AfD), ce parti de droite radicale né il y a une dizaine d’années, circonscrit aux Länder de l’ex-Allemagne de l’Est plus pauvres et plus provinciaux, voici que le poumon économique du pays est infecté. Comment expliquer que, malgré une conscience historique particulièrement forte et une des éducations politiques les plus poussées du continent, ce flot de boue brune progresse en Allemagne comme en Europe?
Le livre de la réalisatrice Grit Lemke Kinder von Hoy n’est pas à proprement parler un livre d’histoire. L’autrice, née en 1965, s’est fait un nom pour ses documentaires, et notamment pour son film sur sa ville natale Hoyerswerda. Son livre, une biographie collective, reprend le sujet et offre une vision rare: une description de la vie quotidienne dans l’ancienne Allemagne de l’Est, des espoirs et des déceptions de sa jeunesse, la manière dont un groupe d’artistes ouvrier-bohême vivent la transition des années 1990, et le rapport complexe aux premiers néonazis, entre fuite, lutte et évitement.
Hoyerswerda n’est pas n’importe quelle ville d’Allemagne de l’Est. Il s’agit d’une ville-modèle, fondée autour d’une grande usine à gaz, et dont la population passe de 7000 à 70’000 habitant·es en quelques années. Les nouveaux arrivants sont jeunes, pleins d’espoir et d’énergie. En dehors des barres d’immeubles, modernes et convoitées, des bus qui se rendent à l’usine et des écoles qui forment la relève de l’usine, il n’y a pas grand-chose: ce n’est que tardivement que des espaces culturels voient le jour. Après le travail, on lit, on se forme et on construit la ville rêvée.
Lorsque la première génération d’enfants devient adulte, ces rêves cessent de faire sens. Le collectif d’artistes que l’on suit se rebelle en redécouvrant le dadaïsme, trouve dans l’insensé non seulement la meilleure description de leur monde mais aussi la plus grande révolte, et tombe dans un nihilisme cultivé. Avec la chute du Mur de Berlin et l’unification allemande, les structures sociales s’effondrent et tout l’édifice avec ou contre lequel les identités et les vies s’étaient construites disparaît. Le chômage, pour la première fois, s’annonce.
Dans le grand vide qui s’installe, une jeunesse qui n’a rien à faire, rien à imaginer, rien à construire s’occupe par la haine. Les crânes rasés se multiplient. Les cortèges, bientôt, et les violences organisées contre les «travailleurs invités» du Vietnam ou du Mozambique.
Grit Lemke n’offre pas de réponse claire à notre question. Sa description est limitée, notamment parce qu’elle – et son collectif – cherchent la fuite par l’art plutôt que d’affronter la boue brune. Il n’y a, dans son récit, pas de héros, que des victimes. Le lecteur reste sur sa faim, frustré par tant de nihilisme devant l’horreur. Cette frustration est aussi une des grandes forces du livre, qui nous rappelle nos propres fuites. Mais Grit Lemke a malgré tout un message clair: le mal a des racines profondes, et il remonte par bulles lorsque la terre tremble.
«Lorsque les cocktails Molotov volèrent contre les immeubles d’étrangers et qu’une foule se rassembla pour l’applaudir, (…) certains dirent que cette violence était venue de nulle part, de l’extérieur. Nous savons, maintenant, qu’il n’en est rien.»
* Historien.
Grit Lemke, Kinder von Hoy. Freiheit, Glück und Terror, Berlin: Surkamp, 2023.