Dialoghi con Pasolini
Je l’avoue sans peine, il s’agit du livre le plus captivant que j’aie lu depuis longtemps, même si je ne saurais dire précisément pourquoi. Cela tient peut-être à un délicat mélange des qualités que je suis tenté d’attribuer, comme ça, sans y réfléchir, au livre idéal. Livre dont on sait quasi d’avance qu’on le relira un jour; livre qu’on rechigne à abandonner et qui nous pousse à ralentir la lecture à mesure qu’on approche de la dernière page; livre qui fait dialoguer une voix et un lieu… sans jamais tenir à distance les autres lieux ni les autres voix; livre dont les mots témoignent de l’urgente nécessité de les écrire; livre qui sert de point d’appui à nos propres pensées et actions.
Livre rare donc que ce Dialogues en public1>Pier Paolo Pasolini, Dialogues en public, trad. François Dupuigrenet Desroussilles, Editions Corti, 2023. publié par les Editions Corti plus de quarante ans après sa première parution en français. Un intervalle temporel vite gommé par la lecture de ces «polémiques épistolaires» absolument passionnantes et complètement improbables qui voient Pier Paolo Pasolini, poète et cinéaste de renom, dialoguer avec Monsieur et Madame Tout le Monde dans une rubrique créée à cet effet par l’hebdomadaire communiste Vie Nuove entre 1960 et 1965. Dans sa préface, Florent Lahache décrit notre étonnement devant cet intellectuel qui s’expose dans un courrier des lecteurs et des lectrices et décide de «se soumett[r]e à la contingence de leurs questions particulières, écrites à la première personne, dans une langue qui n’est pas celle du journalisme, par [celles et] ceux qui ne font pas métier de parler publiquement».
En vérité, je ne suis pas certain qu’ici on puisse parler d’intellectuel, terme qui donne à croire qu’untel appartiendrait à une classe d’esprits à part, seuls à même de penser2>Selon l’avertissement autorisé de Jacques Rancière dans Moments politiques (La Fabrique, 2009, p. 15).. Il n’y a qu’à lire la lettre du 27 décembre 1962 dans laquelle Pasolini confie que «cette rubrique a été pour [lui] un point d’appui au cours des dernières années». Ou celle du 15 octobre 1964 où il affirme: «Je ne veux pas être une autorité, qu’on le sache.»
Dans ces dialogues en public ça pense donc d’un côté comme de l’autre et si cela étonne, étonnons-nous en. Me revient en tête un passage tiré de l’entrée du 23 juin 1947 du journal de bord de Jack Kerouac, gros et bon livre que je lis avec régal en ce moment même: «Si les hommes ordinaires, les hommes qui travaillent et restent silencieux, fait qui ne les rend pas ordinaires après tout – si, donc, la plupart des hommes devaient écrire leurs pensées ou une fraction de leurs pensées, nous aurions des univers entiers de littérature!»3>Jack Kerouac, Journaux de bord 1947-1954, trad. Pierre Guglielmina, Gallimard, 2015, p. 49.
Cet extrait relu, je peux affirmer sans crainte de brusquer quiconque que parfois c’est l’homme ordinaire que je lis le plus volontiers. Entre la lettre de Goffredo Grilla (de Rome) adressée à Pasolini et la missive datée du 13 mai 1961 qui lui répond, je préfère de loin la première à la seconde, même si son auteur s’excuse de sa manière confuse de s’exprimer.
Quant à la lettre de Giuliano Sorresina (de Grosetto), elle me touche profondément; peut-être même autant qu’elle toucha Pasolini. C’est la lettre d’un mineur âgé de 27 ans travaillant là où travaillaient son père et ses oncles tués par la poussière de charbon, et qui demande à «Monsieur Pasolini» s’il connaît le travail des mineurs et s’il pourrait écrire une nouvelle à ce sujet.
Dans sa réponse du 24 décembre 1960, Pasolini commence par dire à son correspondant qu’il possède une qualité hautement singulière: ce qu’il a en lui, tant sa force vitale que sa force morale, réussit à s’exprimer, peu importe que sa langue soit rudimentaire et son écriture maladroite. Pasolini sait qu’il peut lui parler franchement et sans ambages, et il ne s’en prive pas. Il sait aussi qu’il peut se confier. Lui-même est descendu un jour dans une mine de charbon. C’était dans la région de Lille et jamais, non jamais, il ne pourra se départir de l’oppression ressentie ce jour-là.
Cette splendide lettre se termine par une promesse: dès qu’il aura un peu temps, Pier Paolo ira voir Giuliano afin d’écouter ses histoires de mineurs mais surtout d’échanger avec lui, de vive voix.
Je veux croire que la promesse fut tenue et que la rencontre prit place. A Grosseto, sûrement qu’on en parle encore.
Notes
Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.