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La religion sécuritaire

«Par les réactions qu’elles suscitent, les émeutes urbaines à répétition reflètent l’évolution du paysage politique français, passé au rouleau compresseur sécuritaire et identitaire.» Analyse.
France

Vaulx-en-Velin, 6 octobre 1990. Thomas Claudio, 21 ans, circule à moto quand il est percuté par une voiture de police. Il meurt sur le coup. Pendant quatre jours, la ville s’embrase. Des commerces sont pillés, des voitures incendiées, des écoles mises à sac, des pompiers blessés, des journalistes molestés. «Ces événements, le chômage et l’absence de formation des jeunes en sont responsables», analyse alors un député-maire de droite, M. Nicolas Sarkozy1>Entretien avec Valeurs Actuelles, cité dans «Vingt ans après les émeutes, hommage à Thomas Claudio», Lyon Capitale, 7 octobre 2010. .

Clichy-sous-Bois, 27 octobre 2005. Poursuivis par les forces de l’ordre, deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Troaré, se réfugient dans un transformateur et décèdent électrocutés. Des heurts éclatent en Seine-Saint-Denis, qui s’étendent bientôt à l’ensemble du pays. Après trois semaines de révolte, le président Jacques Chirac déplore que «certains territoires cumulent trop de handicaps, trop de difficultés», et appelle à combattre «ce poison pour la société que sont les discriminations». Il fustige également l’«immigration irrégulière et les trafics qu’elle génère» ainsi que les «familles qui refusent de prendre leurs responsabilités».

Nanterre, 27 juin 2023. Nahel Merzouk, 17 ans, est abattu d’une balle dans la poitrine lors d’un contrôle routier. Les émeutes se répandent comme une traînée de poudre dans tout le pays. L’épisode sera court (cinq jours), mais intense: 23878 feux sur la voie publique, 5892 véhicules incendiés, 3486 personnes interpellées, 1105 bâtiments attaqués, 269 assauts contre des commissariats, 243 écoles dégradées.

«Ces événements n’ont rien à voir avec une crise sociale», mais tout avec la «désintégration de l’Etat et de la nation», estime le candidat pressenti de la droite (Les Républicains, LR) à la prochaine élection présidentielle, M. Laurent Wauquiez2>Le Figaro, Paris, 12 juillet 2023. . Et gare à celui qui prétend le contraire, accusé aussitôt de justifier la violence, d’alimenter la culture de l’excuse, voire d’être un «factieux» et un «danger pour la République»3>Selon les termes employés par M. Eric Ciotti, président des Républicains, pour qualifier M. Jean-Luc Mélenchon..

Par les réactions qu’elles suscitent, les émeutes urbaines à répétition reflètent l’évolution du paysage politique français, passé au rouleau compresseur sécuritaire et identitaire. Hier avancée comme une évidence, fût-ce avec mauvaise foi, l’explication sociale se trouve reléguée à l’arrière-plan; en faire état est aujourd’hui proscrit. Par le passé, tout gouvernement confronté à un tel événement annonçait la mise en œuvre d’un plan banlieue pour remédier aux multiples inégalités dont souffrent ces territoires. Une fois l’attention retombée, cela se traduisait par des mesures peu ambitieuses – quelques emplois aidés, des subventions aux associations, des crédits pour rénover les bâtiments…

Ces plans, une dizaine depuis les années 1980, n’ont rien résolu, ni le chômage, ni la ségrégation, encore moins les tensions entre les jeunes et la police. Mais leur empilement a fini par installer l’idée que l’Etat en aurait déjà trop fait pour les banlieues et qu’il serait temps de se recentrer sur les «vrais problèmes»: immigration, islam, démission des parents, laxisme de la justice, jeux vidéo, réseaux sociaux… Un discours taillé sur mesure pour opposer artificiellement banlieues et campagnes, ces territoires abandonnés où vivent les classes populaires.

Notes[+]

Article paru dans Le Monde diplomatique d’août 2023, www.monde-diplomatique.fr/

Opinions Agora Benoît Bréville France

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