Si chaque jour, des licenciements s’effectuent sous cape, étouffés dans l’indifférence ou maquillés habilement, un cas d’étude fait figure de notable exception. En mars dernier, quatre employés des enseignes Starbucks et Prêt-à-Manger, à l’aéroport de Marseille-Provence, étaient mis à la porte pour «faute grave». Le motif: avoir offert des sandwichs invendus à des personnes précarisées au lieu de les jeter. Zèle borné ou manœuvre révélatrice d’un plan plus large de restructuration? Au panthéon des renvois aberrants, la décision a logiquement provoqué l’incompréhension générale, vite doublée d’une légitime indignation collective.
Via sa filiale française, le groupe britannique Select Service Partner (SSP) détient le quasi monopole de l’exploitation des points de vente en restauration à l’aéroport Marseille-Provence (AMP). Ainsi, presque tous les employés du secteur sont placés sous sa coupe intransigeante. Seule la boulangerie Paul échappe encore à la mainmise de l’autoproclamé «leader des exploitants en restauration en aéroports et gares de France».
Sur place, le contexte est à la course assumée à la sous-traitance. Plus les emplois sont précaires, moins ceux et celles qui les occupent montreront de revendications. Ainsi, le syndicaliste Yann Manneval, secrétaire de l’union départementale CGT des Bouches-du-Rhône, m’apprend l’existence d’un montage ubuesque: les bagagistes sont employés par le sous-traitant… du sous-traitant. C’est sûr que, dans ces conditions, ils n’oseront pas trop se plaindre.
Je rencontre Sabri1> Prénom d’emprunt. dans un café du centre-ville marseillais. Il a travaillé sur le site de l’AMP pendant presque trente ans. Employé polyvalent, il a ouvert un à un les différents Starbucks qui y essaiment – quatre au fil des années. Là, il connaît tout le monde. Touché par la condition des sans-abri, agents de nettoyage en intérim et autres employés précaires qui habitent et font vivre ces grands volumes de vitres et de carrelage, il leur vient en aide dès que possible.
Soutenu par sa hiérarchie, agissant aux yeux de tous, il récolte des invendus dans les différents points de vente et les distribue inlassablement. Quand les étals débordent, il lui arrive de foncer jusqu’à la gare ferroviaire de Saint-Charles pour achever sa tournée et rentrer chez lui «le cœur plus léger». Quand il y a des surplus, c’est tout naturellement que des collègues font appel à lui. Jamais ces pratiques ne sont lui reprochées. SSP, qui gère les Starbucks de l’AMP depuis 2017, prétend ne pas avoir été mis au courant.
Jusqu’au 21 mars dernier, où un monde s’effondre. Par lettre, le verdict tombe. La distribution d’invendus est incriminée, jugée non conforme au règlement interne, la faute grave est retenue. Sabri et trois autres employés de Starbucks et Prêt-à-Manger sont licenciés du jour au lendemain. Au mépris du principe de proportionnalité et dans un manque de considération crasse. Ils ont entre dix et trente ans d’ancienneté.
Convoqué aux côtés de ses présumés complices, Sabri se rappellera longtemps le ton de l’échange avec l’homme qui les a licenciés. Soudain rejaillit le dédain surpris d’une autre France, nourrie aux clichés poussiéreux sur les subalternes dociles qui se mueraient en contradicteurs agressifs et maladroits. On lui balance: «Je ne pensais pas que vous parleriez aussi bien.» Il faut dire qu’il a le verbe fort et les idées claires. – Sans sortir d’une grande école? Sans occuper un poste à responsabilités?
Sidérés par tant d’arrogance, les employés protestent vivement, et voient les rangs de leurs allié·es gonfler, largement relayés par la presse. Les partis politiques de tous bords ne tardent pas à manifester leur soutien. Au vu de l’élan de sympathie que leur histoire suscite, se tenir aux côtés des employés devient un coup de pub électoral. En face, la posture reste la même: les distributions présentaient des risques d’hygiène et étaient contraires au règlement interne de SSP. Les communiqués ne dévient pas de leur ligne.
Deux écueils mettent à mal le déploiement d’une si fébrile défense: les sandwichs étaient propres à la vente quelques minutes avant leur distribution, et le règlement interne était lui-même non conforme à diverses lois «anti-gaspillage», notamment à un décret sur le don alimentaire en vigueur depuis 2020. Les employés ont déjà gagné le combat des valeurs et de l’opinion publique, il leur reste la bataille légale à mener. Elle se tiendra devant le Tribunal des prud’hommes, où ils plaideront pour leur réhabilitation. D’ici là, un insistant parfum de mépris embaumera encore les nuits phocéennes.
Notes