Bondir hors de la page
Rarement n’aura-t-on lu une épigraphe préparant de si belle façon le terrain d’une lecture. Rarement n’aura-t-on vu quelques mots à ce point faire mouche et nous permettre de toucher du bout des doigts, dès la page suivante, un texte-joyau.
Ce texte c’est Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier et cette épigraphe c’est celle-ci, écrite en petites capitales: «On ne peut tout de même pas se contenter d’aller et venir ainsi sans souffler mot.» L’auteur en est Kenneth White et elle est tirée du 13e chapitre du livre Dérives1>Kenneth White, Dérives, Les Lettres Nouvelles, 1978. Récemment réédité aux Editions Le Mot et le Reste (2017)., chapitre écrit lors d’un séjour sur l’île de Skye.
Dérives n’est pas seulement un des nombreux ouvrages de Kenneth White. Il est le premier que Nicolas Bouvier lira, ceci au retour d’une conférence donnée en 1978 au Trinity College de Dublin où des étudiantes l’avaient interpellé: «Connaissez-vous Kenneth White? Il y a dans vos manières de rôder comme un air de famille.»2>Nicolas Bouvier, L’échappée belle, Métropolis, 1996. Ça n’allait pas tarder, d’abord par livres interposés.
Relisant aujourd’hui «La grande pluie à Tigh Geal», on comprend pourquoi ce chapitre plut tant à l’auteur de L’Usage du monde. S’y croisent toutes sortes de personnages extravagants, s’y déploie un humour noir non exempt d’éclairs de pur bonheur, mais surtout l’extrême-occident et l’extrême-orient du continent euro-asiatique s’y rencontrent de façon répétée tout en se jouant admirablement des distances3>Comme lorsque une question insoluble (un simple «qui suis-je») se transforme en koan., voire parfois s’effacent purement et simplement et laissent l’auteur alors libre d’aller à sa guise, à l’essentiel.
C’est dans ces moments-ci que s’offre à notre pensée l’occasion de faire de même et que sur les pas de l’auteur nous pouvons la laisser «bondi[r] hors de la page»4>Kenneth White, Borderland ou la mouvance des marges, Editions Vagamundo, 2018..
Bondir hors de la page d’un ouvrage de Kenneth White, qu’il s’agisse de ses essais, récits de voyage ou livres de poèmes, c’est prendre subitement conscience de la puissance de la poésie. Mais précisons les choses, la poésie pour le poète écossais «ne sera pas seulement l’affaire du moi (…), ni une affaire de mots (…) mais une affaire de monde»5>Kenneth White, Le Poète cosmographe, Presses universitaires de Bordeaux, 1987..
Sur l’île de Skye, dans le dédale de cette côte atlantique de l’Ecosse où, comme nous le rappelle Reclus, le même nom («Loch») est donné tant aux baies allongées de la mer qu’aux bassins d’eau douce, où le terme d’«île» désigne pareillement îles et promontoires… le regard se décale sans qu’on y prenne garde. La pensée prend le large à la première occasion et la littérature se fait, presque malgré elle, «topologie».
Cette topologie n’est pas réservée à certains lieux tout comme elle n’est pas propriété des poètes. De partout et de nulle part, elle n’appartient à personne, peut surgir à n’importe quel moment. Et s’il est un enseignement paradoxal délivré par le poète c’est bien celui-ci: la poésie n’est pas exclusive, tout le monde peut en faire l’expérience. Comme l’usage du monde, c’est une expérience de la réalité dans toute sa plénitude.
Parfois la chance nous sourit et le poète nous précède, comme ici le long du Rhône, lors d’un de ses nombreux passages à Genève:
En sortant de la gare ferroviaire/ce panorama de l’Engadine peint sur le mur/m’a fait penser à Nietzsche
assis à présent devant la fenêtre de l’hôtel/buvant un petit vin local/je contemple/par-delà une barricade de banques/les hauteurs blanches qui dominent la ville
et suis la dérive solitaire/d’un canard à dos noir/sur le Rhône sombre et vert.6>Kenneth White, Le passage extérieur, Mercure de France, 2005.
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Aller et venir, souffler mot, rappeler par là le poids et la portée d’une parole capable de nous rendre plus présents au monde, l’amplifier, la partager avec d’autres, la faire bondir de pages en pages, de bouches en bouches, d’oreilles en oreilles; tel est l’héritage à la fois simple et fondamental de l’œuvre de Kenneth White. Une œuvre essentielle, désormais tout entière devant nous, et qu’on devine ouverte à des lectures renouvelées et se renouvelant à son contact.
Notes
Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.