Travail et handicap: inégalités toujours
Ce n’est plus un secret pour personne: les métiers des soins et du care de façon générale sont lourdement frappés par une dynamique de genre qui reproduit des inégalités au sein même des professions en lien avec le handicap. Au quotidien, ce sont surtout des femmes qui s’occupent des personnes nécessitant des soins réguliers: aide-soignante, infirmière, assistante socio-éducative, ergothérapeute, auxiliaire de vie, etc. Que des professions «au féminin», dans des positions subordonnées, où le prestige comme le salaire sont moindres en comparaison à d’autres secteurs de la santé dominés par les hommes, notamment dans les postes à responsabilité.
Encore trop largement associées au travail du care, les femmes sont toujours perçues comme «naturellement» plus enclines à s’occuper des autres, ce qui influence directement la division du travail, mais aussi la valorisation économique des professions dites féminines. Au-delà du genre, il y a également la classe sociale et l’origine extra-européenne des travailleuses qui les précarisent davantage et les surexposent aux discriminations dans leur environnement professionnel. C’est le cas notamment des travailleuses racisées, qui sont surreprésentées dans les métiers du nettoyage et de l’entretien, essentiels dans le domaine médical, mais vraiment peu valorisés voire stigmatisés par les autres corps de métiers. Sous-payées et invisibilisées, il n’est pas étonnant que les professionnelles de la santé, du social ou de l’éducation soient à bout de souffle, selon de nombreux sondages nationaux. Encore tabou, l’épuisement professionnel concerne pourtant bien ces trois milieux, notamment avec les horaires irréguliers, la pression et l’isolement qui se sont renforcés depuis 2020 et la pandémie de Covid-19.
Dans les établissements médico-sociaux (EMS) comme les hôpitaux, la menace de pénurie de personnel qualifié et le grand turnover lié aux burn-out et aux conditions de travail précaires se font ressentir sur la satisfaction professionnelle, mais aussi la prise en charge des bénéficiaires. Une fois de plus, ce sont les métiers dits «féminins» qui sont les plus concernés par ces difficultés et un manque de reconnaissance sociale comme économique poussant les travailleuses vers la sortie. Pour les patient·es les plus vulnérables, comme les personnes en situation de handicap, les conséquences directes de ces inégalités professionnelles sont désastreuses, avec des délais de prise en charge plus importants faute de personnel, une diminution de la qualité des soins, et des coûts de la santé en augmentation pouvant peser durement sur leur bien-être et celui de leur famille. Sans soutien suffisant du système de santé, certaines personnes de l’entourage vont alors endosser le rôle de proche-aidant·e, souvent par nécessité et ce malgré l’exercice préalable d’une activité professionnelle.
Proches-aidant·es sur le fil
A l’échelle nationale, l’Office fédéral des statistiques (OFS) estime qu’environ une personne sur quatre est proche-aidante; c’est-à-dire qu’elle se consacre à soutenir un·e proche dans ses activités quotidiennes au moins une fois par semaine et souvent bien plus. Un travail qui commence d’ailleurs très tôt pour la plupart, puisque 8% des concerné·es ont entre 10 et 15 ans selon l’Association suisse des proches-aidants. Chaque année, cela représenterait plus de 2,3 milliards d’heures de travail non rémunérées, investies dans un domaine qui n’est ni reconnu ni encadré à juste titre par la Confédération. Si l’on convertit cette valeur-temps en argent, cela correspond à 80 milliards de francs suisses qui ne sont pas justement reversés aux personnes qui s’investissent dans le soin de leur entourage vieillissant ou malade, et cela sans même compter les heures consacrées aux travaux domestiques et aux tâches d’encadrement des enfants qui s’ajoutent à la balance. En 2020, au plus fort de la crise du Covid-19, c’étaient au total plus de 9,8 milliards d’heures consacrées au travail du care non rémunéré, soit plus de 434,2 milliards de francs suisses.
Une situation d’autant plus inacceptable quand on connaît les risques financiers, sociaux et juridiques encourus par toutes les personnes qui sont obligées d’arrêter leur activité lucrative ou de baisser leur pourcentage parce qu’elles effectuent ce travail du care non rémunéré. Comme dans tous les domaines du care, ce sont d’ailleurs les femmes qui sont très majoritairement touchées par ces inégalités, le milieu du handicap ne dérogeant pas à la violence du sexisme institutionnel et à une mauvaise répartition de la charge domestique ou parentale. En tant que proche-aidant·e, les aides financières ou psychologiques sont d’ailleurs encore peu développées et difficiles à obtenir.
Mis sur pied seulement en 2021, le congé fédéral pour proches-aidant·es octroie trois jours de congés payés par cas et jusqu’à dix jours maximum par année, ce qui ne permet vraiment pas de compenser la perte salariale et l’épuisement liés à l’activité. Un congé payé de longue durée pour les parents d’un enfant très malade est possible seulement dans certaines situations spécifiques, mais il est également loin de couvrir les besoins quotidiens des familles concernées qui n’ont pas toujours la possibilité d’aménager leur temps de travail ou d’obtenir ce congé face à un employeur peu compréhensif. Comme souvent, ce sont les mères ou les épouses qui vont alors baisser leur pourcentage de travail pour combler les difficultés familiales et s’occuper de leurs proches malades, renonçant parfois à leur indépendance financière faute d’autres solutions et s’exposant à la précarité en cas de séparation avec leur partenaire.
Travail du care, rémunéré ou non, ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des personnes en situation de handicap pour une valorisation financière catastrophique. L’absence d’encadrement ou de protection juridique des proches-aidante·s jusqu’en 2021 témoigne à quel point le travail féminin gratuit va encore de soi comme quelque chose de naturel et d’acquis. Une double peine pour les personnes en situation de handicap qui sont les premières victimes d’un système de care sexiste où leurs besoins ne peuvent pas être entièrement pris en compte faute de moyens et d’argent alloués à un milieu professionnel dit féminin.
Du côté des personnes concernées, les femmes et les hommes ne sont pas égales·aux face au handicap. En effet, en Suisse, il y a plus de femmes (25,6%) avec un handicap que d’hommes (18,2%). De plus, elles sont moins nombreuses à travailler (68%) que les hommes avec un handicap (78%) ou les femmes sans handicap (83%), selon l’OFS. Elles constituent donc une population particulièrement vulnérable et précaire, surexposée aux inégalités salariales et aux violences de genre. A l’intersection du sexisme et du validisme, mais aussi du racisme, le handicap dans sa pluralité possède une composante de genre qu’il est nécessaire de visibiliser, tant du point de vue des personnes concernées, leurs familles que des professionnel les de la santé.
En l’absence d’une meilleure reconnaissance des métiers du care, mais aussi d’un développement des offres de soins et d’accompagnement pour les personnes en situation de handicap, des millions de ménages et de travailleuse·eurs, mais surtout des femmes continueront de s’épuiser. Mais alors que l’assurance-invalidité (AI) vient de changer récemment en début d’année 2023 les modalités de remboursement de plusieurs prestations essentielles destinées aux enfants (lire ci-dessous), obligeant maintenant plusieurs familles à payer de leur poche des moyens auxiliaires parfois très coûteux, il y a de quoi s’interroger sur le rôle de l’Etat dans la reproduction des inégalités de genre et de santé.
L’AI, une assurance sociale de réadaptation?
L’assurance-invalidité (AI) est censée garantir les moyens d’existence aux personnes assurées en situation de handicap ou atteintes dans leur santé de manière durable, que ce soit par des mesures de «réadaptation» ou des rentes. Depuis plusieurs années, cette assurance sociale subit des attaques répétées de la part de la droite, qui veut la réduire à peau de chagrin et la soumettre à des critères toujours plus restrictifs, tout en augmentant la pression pour «réadapter» les bénéficiaires.
La dernière réforme de l’AI, entrée en vigueur le 1er janvier 2022, laisse transparaître de manière évidente le glissement du principe de la rente vers celui de la réadaptation, c’est même un de ses principes directeurs comme l’Office fédéral des assurances sociales l’écrit noir sur blanc dans la fiche d’information sur la réforme de l’AI en intitulant fièrement son premier paragraphe «D’une assurance de rente à une assurance de réadaptation».
Ce glissement n’est pas anodin, car il postule d’emblée des personnes réadaptables, disponibles et disposées à faire le nécessaire pour réintégrer le plus vite le marché du travail. Cette vision fait peser ainsi le poids du handicap sur des personnes présentées comme «inadaptées» au lieu de mettre en avant l’inadaptation du marché du travail lui-même pour de nombreuses personnes en situation de handicap ou de maladie chronique.
La méthode de calcul du montant des rentes invalidité pose également problème. En effet, la détermination du taux d’invalidité et du montant auquel il donne droit s’effectue sur la base de moyennes statistiques tirées de l’enquête suisse sur la structure des salaires (ESS). Cette méthode est utilisée pour évaluer le revenu que peut encore obtenir une personne en situation de handicap grâce à son activité professionnelle, mais les barèmes de l’ESS surestiment très souvent les possibilités de revenus des personnes concernées et ne permettent pas la prise en compte des spécificités de chaque cas individuel. Cela conduit très souvent à des sous-estimations systématiques du montant des rentes, sans compter que celles-ci sont plafonnées à 2450 francs, ce qui n’est pas suffisant pour vivre en Suisse.
Début avril 2023, le Conseil fédéral a récemment adopté une ordonnance mettant fin au remboursement de certaines prestations AI pour les enfants en situation de handicap. Cette mesure choquante prive les familles concernées d’un soutien financier indispensable pour assurer parfois même la survie de leurs enfants (par exemple certains systèmes d’aide à la respiration)! Le Conseil fédéral fait ainsi porter sur les parents d’enfants en situation de handicap une conséquence du système de santé libéral et marchand dans lequel la Suisse se trouve : la libre fixation des prix des biens et services médicaux par les prestataires et entreprises qui les fournissent. Au lieu d’attaquer ces acteurs privés abusant de leur position de force pour gonfler les prix et extraire un profit exorbitant sur le dos des assuré·es, le Conseil fédéral a choisi lâchement de s’attaquer aux proches aidant·es et aux enfants en situation de handicap. Pour une assurance «sociale», c’est une contradiction choquante.
Enfin, il nous faut encore revenir sur un problème structurel qui affecte particulièrement les femmes: la conjugalisation des rentes. Ce terme désigne le fait que le droit à une rente AI dépend en partie du statut marital et du revenu du conjoint ou de la conjointe. Ainsi, une personne invalide mariée peut voir sa rente réduite ou supprimée si son partenaire gagne suffisamment pour subvenir aux besoins du ménage. Cette règle est discriminatoire, car elle renforce la dépendance économique de la personne invalide vis-à-vis de son ou sa partenaire et l’empêche de bénéficier d’une autonomie financière.
Face au démantèlement de l’AI, il est urgent de se mobiliser pour défendre et étendre ce qui reste de social dans cette assurance essentielle pour les 460 000 personnes qui en bénéficient. La gauche doit continuer à exiger une AI plus juste, plus solidaire et plus respectueuse des droits des personnes en situation de handicap. Cela passe aussi par une résistance de fond et de principe aux sirènes des gains d’efficience et des mesures de réadaptation à tout prix.
HERVE ROQUET, PDG N°188.
L’article est paru dans Pages de gauche no 188, été 2023, dossier «Casser les frontières du handicap», pagesdegauche.ch