Le récit par le prisme du patrimoine industriel
La série d’été du Courrier publiée depuis le début du mois de juillet et consacrée au patrimoine industriel cherche à valoriser un héritage genevois riche et méconnu. Si ce constat est tout à fait pertinent, il reste que l’entrée par le «patrimoine industriel» semble ouvrir la voie à un récit qui présente trois défauts principaux.
D’abord, malgré les interventions de quelques anciens ouvriers qui témoignent de la fierté (et de leur nostalgie) d’avoir contribué à une entreprise industrielle aujourd’hui disparue, la grande masse de leurs collègues et leur expérience reste invisible aux lecteurs/rices. Quid de leur vie quotidienne à la fabrique? Et à l’extérieur? Comment le quartier, la ville ont été transformés par l’activité industrielle? Il n’est pas question de nier leurs témoignages (forts intéressants), mais le reflet de cette activité ne peut se résumer à un récit enchanté et nostalgique, au risque de rester tout à fait anecdotique.
Deuxième écueil, le patrimoine industriel tel que nous le montrent les quatre premiers articles apparaît comme un objet étrangement apaisé, complètement débarrassé de la conflictualité inhérente aux rapports de production. Ce que souligne aussi Frédéric Deshusses dans sa contribution du lundi 31 juillet, cinquième volet de la série. Aucune grève, aucune lutte pour la réduction du temps de travail et l’augmentation des salaires ne semblent exister dans cet éden industriel. Pourtant, ce sont bien ces deux revendications qui poussent les 260 ouvriers de la Motosacoche à faire grève en 1911 alors que l’entreprise connaît un grand succès en Europe et qu’elle cumule les victoires sur les champs de courses (comme l’écrit Christiane Pasteur dans l’édition du 23 juillet dernier). Rebelote en 1918.
De plus, la vision enthousiaste présentée dans les articles à travers les exemples des ingénieux frères Dufaux, fondateurs de Motosacoche, ou des machines conservées par l’Association pour le patrimoine industriel (API) masque les conflits autour du progrès technique. Celui-ci ne constitue pas une bonne ou mauvaise chose en soi, mais son impact sur les individus dépend de sa mise en œuvre et du groupe social auquel il profite. Or, l’histoire fourmille d’exemples de refus du progrès technique par les ouvriers et les ouvrières, qui sont avant tout des réactions aux conséquences qui l’accompagnent: la déqualification et la baisse des salaires. La valorisation du patrimoine industriel mérite donc une mise en contexte historique qui dépasse la simple explication technologique. A cet égard, il est très étonnant que les rares institutions conservatrices de la documentation relative aux aspects plus sociaux du monde industriel soient totalement absentes de la série d’été.
Si Genève dispose d’un riche patrimoine industriel, elle est beaucoup moins bien dotée en organisations de préservation des archives qui concernent ses dimensions sociales. Le Collège du travail et les Archives contestataires jouent ce rôle avec dynamisme, tout en étant dotés de moyens qui restent extrêmement modestes. De son côté, le Musée d’art et d’histoire n’offre pas au public la possibilité de connaitre le passé genevois après 1800 (à part la très belle maquette de la maison Tavel qui nous montre Genève avant la destruction de ses fortifications) et ignore complètement les aspects sociaux de cette histoire.
Le troisième angle mort de la série d’été est l’absence de dimension critique. De récents travaux sur l’histoire industrielle et en particulier sur la période dite des «Trente Glorieuses» visent à remettre en cause le récit d’un progrès technologique continu source de bien-être pour l’humanité. Ces publications montrent notamment que cette époque caractérisée par une forte croissance économique et une célébration de la modernité n’a pas été exempte de critiques sur les effets du développement industriel en termes de pillage des ressources des régions du Sud, de pollution et d’exploitation extrême des travailleurs/euses les plus précaires. C’est pourquoi ces historien·nes 1>Pessis Céline, Topçu Sezin et Bonneuil Christophe, Une autre histoire des Trente Glorieuses, Paris, la Découverte, 2016 (poche). invitent à s’intéresser aux controverses et aux conflits autour de la modernisation.
En Suisse aussi, des recherches récentes (voire encore en cours) offrent un regard nouveau sur le monde industriel du XXe siècle. Thiphaine Robert s’intéresse aux résistances à l’imposition du trafic motorisé individuel et à la manière dont elles ont été balayées par les lobbys de l’automobile et taxées de résistances au progrès. Elle montre comment l’espace et les mentalités ont été adaptés à ce moyen de transport pour le rendre finalement hégémonique, un processus qui n’avait rien de naturel vu la pollution et la mortalité qu’il a engendrées.
D’autres types de pollutions font l’objet d’une attention historienne. Alexandre Elsig étudie les contaminations par des substances toxiques provenant de l’activité industrielle et les régulations dont elles font l’objet au XXe siècle. D’autres encore consacrent leurs travaux à l’histoire de la protection sanitaire des travailleurs/euses et à la reconnaissance des maladies provoquées par l’exposition à des substances toxiques dans les milieux industriels.
Ces sujets mériteraient aussi une attention parce qu’ils éclairent des problématiques actuelles comme le dérèglement climatique et les conséquences de l’industrialisation. La série d’été encore inachevée nous réserve peut-être encore de belles surprises?
Notes