Société, critique et émancipation
Une question qui suscite un certain nombre de discussions entre les sciences sociales et la philosophie porte sur la place respective de la critique et de l’émancipation.
La philosophie politique critique. Alors que l’après-guerre a été marquée par la grande place des travaux de recherche inspirés du marxisme, à partir des années 1980 on parle d’un retour de la philosophie politique. En réalité, cela se traduit par une opposition entre deux tendances.
L’une d’elles délaisse la critique sociale au profit d’une réflexion sur la philosophie politique libérale et sur le tournant délibératif de la démocratie. Ces philosophes s’appuient entre autres sur les travaux de John Rawls, voire sur une lecture aseptisée de Jürgen Habermas. Cette tendance culmine dans les années 1990.
En parallèle, d’autres auteurs cherchent au contraire à développer une «philosophie politique critique». C’est le cas par exemple de Cornelius Castoriadis, de Miguel Abensour ou encore de Jacques Rancière.
Plusieurs de ces auteurs ne s’opposent pas seulement à la philosophie politique libérale, mais également à la sociologie. Ils reprochent à la sociologie – comme celle de Pierre Bourdieu – une forme de fatalisme social qui rend impossible une pensée de l’émancipation et de l’autonomie du politique. Ce courant de recherche connaît actuellement un regain d’intérêt autour des travaux sur la démocratie radicale qui englobent, entre autres, les travaux sur l’œuvre de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau.
La philosophie sociale. A partir des années 1990, on peut également parler d’un retour de la philosophie sociale. Cette orientation se traduit en particulier dans Le manifeste pour une philosophie sociale (2009) de Franck Fishbach.
La philosophie sociale établit une rupture avec la philosophie politique. Il ne s’agit plus de s’intéresser aux institutions politiques, mais au social. A la différence de la philosophie politique, la philosophie sociale entretient une relation plus étroite avec les sciences sociales dont elle entend se nourrir. Néanmoins, elle se distingue des sciences sociales par le fait qu’en tant que courant de la philosophie, elle ne vise pas uniquement à décrire et à expliquer le réel, mais à développer un point de vue normatif et à viser la transformation sociale.
L’intérêt de la philosophie sociale est de pouvoir englober des courants aussi divers que les héritiers de la Théorie critique de l’école de Francfort, le marxisme, le pragmatisme ou encore même des approches foucaldiennes. Elle parvient donc à fédérer autour d’une même dénomination des courants de recherches aux orientations théoriques diverses.
Qui peut penser l’émancipation? Toutefois, les sociologues reprochent aux philosophes politiques et sociaux leur manque de travaux empiriques et le côté purement spéculatif de leurs recherches. On peut cependant relativiser cette critique avec l’émergence en philosophie de la «philosophie de terrain», qui s’appuie sur des recherches empiriques.
On assiste également à des travaux actuels en sociologie qui affirment vouloir – comme la philosophie politique critique – penser l’émancipation. On peut citer par exemple La Fabrique de l’émancipation (Laville et Frère, 2022) ou encore les recherches sur les utopies concrètes menées par Michel Lallement.
Il est possible néanmoins de s’interroger sur la prétention de la sociologie à penser l’émancipation sociale. En effet, la sociologie, à la différence de la philosophie, est tenue à des contraintes de production de données scientifiques. Ce qui suppose à la fois la capacité à prouver la rigueur méthodologique des recherches, mais également à éviter les jugements de valeur.
On peut se demander si le rôle de la sociologie n’est pas avant tout le dévoilement critique des rapports sociaux de pouvoir. On peut prendre l’exemple des recherches sur les utopies réelles ou concrètes. Il y a de ce fait le risque de vouloir mettre en lumière les dimensions émancipatrices de ces expérimentations, en négligeant la dimension critique de la sociologie.
De ce fait, la philosophe Alice Carabédian considère que l’utopie émancipatrice ne peut pas être pensée dans des utopies réelles, mais à travers des utopies radicales qui se donnent à voir dans des fictions. De son côté, le philosophe Emmanuel Renault, afin de dépasser le clivage entre une science sociale critique et empirique et la philosophie spéculative tournée vers l’émancipation, avait proposé de promouvoir la théorie sociale.
*Cofondatrice de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com/