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Le vivant confisqué par les brevets

Incarnation de l’accaparement et de la privatisation des ressources à des fins productivistes, la logique des brevets touche tous les domaines. Anne-Charlotte Moy et Johanna Eckardt, de la coalition européenne No Patents on Seeds!, montrent dans la revue Moins! comment les industries tirent profit de l’appropriation du vivant.
Le vivant confisqué par les brevets
«L’Office européen des brevets a intérêt à accorder un maximum de brevets puisque l’institution y trouve sa principale source de revenu.»; le siège de l’OEB à Munich. KEYSTONE
AGROINDUSTRIE

Dans le discours libéral, le système des brevets a pour but de favoriser l’innovation technique en permettant aux inventeurs de récupérer le coût de leurs travaux de recherche et de développement grâce à l’application des droits de propriété intellectuelle. Ainsi ils protègent leurs bénéfices en créant des (quasi) monopoles. Ce système de propriété intellectuelle prévoit que le titulaire d’un brevet puisse empêcher d’autres personnes de reproduire, utiliser, vendre et distribuer son invention pendant vingt ans, sauf rétribution monétaire.

Or, au cours des dernières décennies, le système des brevets a été étendu au vivant. Depuis, les brevets sur les plantes et les animaux sont contestés par une partie de la société civile et sont sujets à une controverse juridique. En effet, bien que le droit européen des brevets, qui est appliqué en Suisse1>La Suisse est membre de la Convention sur le brevet européen depuis 1977., interdise explicitement les brevets sur les variétés végétales et animales ainsi que sur les procédés essentiellement biologiques, l’Office européen des brevets (OEB) continue d’accorder de nombreux brevets dans ce domaine.

La raison est que certaines entreprises agrochimiques et semencières comme Bayer, BASF ou Syngenta cherchent toujours à pousser davantage les limites de la brevetabilité. Comme les textes juridiques sont sujets à interprétation, elles tentent régulièrement de déposer de larges revendications2>Un dossier déposé pour une obtention de brevet comprend des «revendications» qui précisent exactement ce sur quoi porte le brevet. Celles-ci sont de plus en plus rédigées de façon floue et large en vue d’en retirer un bénéfice juridique., portant notamment sur les gènes natifs3>Les caractères dits «natifs» existent ou peuvent exister tels quels dans la nature sans avoir fait l’objet de modification biotechnologique. Voir le site www.infogm.org et les variations génétiques. Elles maquillent par exemple dans les descriptions de leurs brevets des techniques de sélection conventionnelle (non brevetables) en les faisant passer pour des techniques nouvelles ou de génie génétique (brevetables).

Du fait de ce manque de clarté juridique, on constate en Europe un nombre croissant de demandes de brevets déposées sur des plantes et des animaux. Environ 3500 brevets sur les plantes ont déjà été délivrés avant 2018, la plupart d’entre eux portant sur le génie génétique. Au cours des dix à quinze dernières années, le nombre de demandes de brevet déposées pour des plantes issues de la sélection conventionnelle, c’est-à-dire non génétiquement modifiées, a augmenté de façon constante4>Environ 1500 demandes de ce type ont été déposées et quelque 200 brevets ont été délivrés..

Par exemple, l’entreprise suisse Syngenta joue un grand rôle dans la course aux brevets. Elle a ainsi déposé en 2013 un brevet controversé portant sur un poivron résistant aux insectes. Cette résistance a été obtenue en croisant un poivron sauvage de Jamaïque, qui détient une résistance naturelle à ces insectes, avec un poivron commercial. Il s’agit d’un cas typique de biopiraterie, c’est-à-dire d’une appropriation de ce qui existe dans la nature pour en tirer un avantage financier privé.

Plusieurs organisations, dont Public Eye et Swissaid, ont mené une opposition face à l’OEB, qui a finalement décidé en février 2023 de ne pas révoquer le brevet. L’OEB a d’ailleurs intérêt à accorder un maximum de brevets puisque l’institution y trouve sa principale source de revenu. Le rôle et les pratiques de l’OEB, qui considère l’octroi de brevets comme une activité commerciale et un service à l’industrie mais qui ne tient pas compte des intérêts publics plus larges, suscitent un mécontentement croissant de la part de la société civile.

Les risques de la concentration

Le brevetage des plantes et des animaux est particulièrement inquiétant puisqu’il s’effectue dans le contexte d’une concentration toujours plus poussée des grandes firmes agrochimiques et semencières. Cela a un impact sur l’ensemble de la production alimentaire et de l’agriculture mondiale. Les brevets contribuent à une diminution de la concurrence qui profite aux grandes entreprises, tout en étant préjudiciable aux petits sélectionneurs et aux agriculteurs.

En outre, les brevets ne se limitent pas à la production de semences, ils sont également accordés sur les produits récoltés, par exemple sur les graines, les fruits, les légumes et même les produits transformés comme les biscuits, les farines, les pâtes. C’est le cas par exemple de brevets accordés par l’OEB en 2016 à l’entreprise Carlsberg pour la variété d’orge, le processus de brassage qui y est associé et la bière qui en résulte5>Voir aussi www.no-patents-on-seeds.org/en/patent-cases/beer.

En 2018, Monsanto a fusionné avec l’entreprise allemande Bayer, également active dans la production de semences, ce qui a augmenté encore la concentration. En conséquence, Bayer/Monsanto contrôle désormais environ 30% des marchés internationaux des semences. Le deuxième géant des semences, l’entreprise américaine DuPont, a récemment fusionné avec une autre entreprise étasunienne, Dow AgroSciences, pour devenir DowDuPont. Elle détient désormais une part de marché d’environ 20%. Cela signifie que deux entreprises seulement, Bayer/Monsanto et DowDuPont, contrôlent plus de la moitié des marchés mondiaux des semences. La troisième entreprise de ce secteur est Syngenta, qui a été rachetée par ChemChina et qui contrôle encore environ 10% du commerce des semences.

Etant donné que les détenteurs de brevets obtiennent un droit exclusif sur un caractère végétal ou animal spécifique, les brevets sur les plantes et les animaux peuvent considérablement restreindre ou entraver l’accès aux ressources génétiques nécessaires à la sélection de nouvelles variétés et de races. Cela constitue une forme d’accaparement du vivant par les industriels. En effet, en privatisant effectivement un caractère végétal spécifique, d’autres sélectionneurs ne peuvent souvent plus utiliser ces ressources dans leurs propres programmes de sélection (ou seulement après paiement d’un droit de licence au détenteur du brevet).

Par ailleurs, la portée des brevets n’est très souvent pas clairement définie, ce qui crée une incertitude juridique importante pour les sélectionneurs de plantes quant au matériel végétal qu’ils peuvent ou non utiliser dans leur travail de sélection. Cette incertitude juridique affecte surtout les petites et moyennes entreprises de sélection6>Principalement des semenciers de taille intermédiaire comme Clause, Vilmorin, Florimond-Deprez. Ces entreprises ont eu recours au certificat d’obtention végétale (COV) – qui protège la variété en cas de commercialisation tout en permettant à d’autres sélectionneurs (obtenteurs) de l’utiliser pour en développer de nouvelles, à condition qu’elles soient suffisamment distinctes. On oppose parfois ces entreprises aux géantes de la chimie lancées dans la sélection des semences, transgéniques notamment. Voir infogm.org/7697-semenciers-denoncent-brevets-mais?lang=fr qui devront également supporter des coûts substantiels pour examiner la portée et l’impact des brevets qui ont été accordés.

C’est le cas auquel s’est retrouvé confronté Karl-Josef Müller, sélectionneur biologique de Cultivari, une entreprise allemande de sélection de céréales destinées à l’agriculture biologique: «Après plus de vingt ans de travail de sélection de l’orge, et juste avant d’enregistrer notre nouvelle variété en 2020, nous avons découvert que Carlsberg avait déposé une demande de brevet pour une orge aux caractéristiques similaires. Par conséquent, nous aurions dû assumer non seulement les coûts d’enregistrement de notre nouvelle variété, mais aussi les coûts liés à la résolution de questions juridiques totalement inattendues. C’est une chose que nous ne pouvions tout simplement pas nous permettre.» C’est parce que des gènes natifs ont été décrits et brevetés par Carlsberg et que des gènes aux caractéristiques similaires étaient présents dans l’orge de ce sélectionneur que ce dernier a dû abandonner sa variété, au risque de se voir poursuivi pour contrefaçon.

Autre exemple, un semencier français qui avait mis sur le marché des semences de laitues sélectionnées pour leur résistance à un puceron a dû négocier un droit de licence avec le semencier néerlandais Rijk Zwaan, détenteur d’un brevet sur des laitues présentant cette même caractéristique. Sans quoi le premier n’aurait pas pu continuer à commercialiser les semences de sa salade.

Changer les règles du jeu

Pour contrer ces difficultés, des organisations comme la coalition No Patents on Seeds! (Pas de brevets sur les semences!) tentent d’œuvrer pour un changement des règles. Cela passe par des demandes de modification des textes législatifs, des oppositions à certains brevets devant l’OEB grâce à un travail de veille, des actions, des pétitions…

Au niveau national, les Etats (souvent à l’initiative de la société civile) peuvent mettre en place des dispositions protégeant les agriculteurs de «pollution fortuite» en cas de contamination par des plantes brevetées dans leurs champs (France), ou encore pour limiter la portée des brevets sur les plantes et animaux sélectionnés de manière conventionnelle (Autriche).

En Suisse, ProSpecieRara, Public Eye, Swissaid et Biorespect, toutes membres de No Patents on Seeds!, ont aussi soumis des motions au Parlement en 2020 et 2022 pour un changement de la loi sur les brevets afin d’améliorer la transparence et la sécurité juridique des obtenteurs (sélectionneurs) en matière de droits de propriété intellectuelle (DPI). La première motion7>Motion 20.3674 du 17.10.2020: Sélection variétale. Pour une adaptation des droits de propriété intellectuelle (rejetée)., ambitieuse, a été rejetée en 2020, la seconde8>Motion 22.3014 du 01.02.2022: Droits conférés par les brevets dans le domaine de la sélection variétale. Davantage de transparence (acceptée). – une motion «de compromis» – a été adoptée par le Conseil fédéral l’année dernière.

Dans le cadre de la mise en œuvre du Traité international sur les droits des agriculteurs (TIRPAA, FAO), les ONG Suisses ont proposé plusieurs dispositions venant limiter la portée des brevets. Cela viserait à protéger et à confirmer le droit (limité) de l’agriculteur à pouvoir utiliser ses semences de ferme (c’est-à-dire à conserver une partie de sa récolte pour l’utiliser comme semences l’année suivante), et à protéger les agriculteurs contre toutes violations présumées de brevets dans les cas où l’information génétique brevetée a été incorporée dans leur matériel de plantation à leur insu ou contre leur gré.

Il existe encore des moyens d’agir face à ce système de plus en plus injuste, à condition d’agir ensemble, et de manière cohérente par des actions, des pétitions, une surveillance citoyenne des brevets, un changement du droit pour limiter la brevetabilité… Face au gigantisme des firmes semencières et agrochimiques, que la démocratie libérale ne peut pas contenir, comment œuvrer pour le bien commun du vivant?

Notes[+]

Article paru dans Moins! no 64, mai-juin 2023, dossier «Lutter pour le vivant».

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