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L’emprise, du point de vue de la victime

L’emprise, du point de vue de la victime
Melvil Poupaud, Virgine Efira, Valerie Donzelli, Audrey Diwan et Eric Reinhardt étaient présent·es au Festival de Cannes, le 24 mai dernier. DR
Les écrans au prisme du genre

L’Amour et les forêts, le roman de 2014 et le film de 2023, ont le même sujet, l’emprise, au sens où ce terme est employé depuis quelques années pour désigner le processus psychologique qui amène une femme à accepter d’être maltraitée par l’homme avec qui elle vit, jusqu’à en mourir. Mais on aurait du mal à reconnaître le récit qu’en fait Eric Reinhardt dans le scénario de Valérie Donzelli et Audrey Diwan.

Le roman d’Eric Reinhardt le met en scène en tant qu’écrivain qui rencontre une de ses lectrices, parce qu’elle lui a adressé un long commentaire sur son dernier roman qui l’a profondément touché. Après leur rencontre à Paris, Bénédicte, enseignante et agrégée de lettres, va à son tour lui adresser le récit de sa vie, sous l’emprise de son mari qui contrôle depuis une douzaine d’années tous ses faits et gestes, et va transformer sa vie en enfer.

Le romancier perd ensuite le contact et finit par découvrir qu’elle est morte. Il contacte alors sa sœur jumelle qui lui raconte comment Bénédicte a vécu sa première expérience amoureuse traumatisante, son mariage avec Jean-François comme un renoncement à toute forme de bonheur, ses deux cancers successifs et sa mort. Le roman est très noir mais possède une dimension énigmatique dans sa construction.

De l’emprise à la déprise

Valérie Donzelli et Audrey Diwan ont choisi de remplacer la médiation de l’écrivain par celle, beaucoup plus discrète, de l’avocate incarnée par Dominique Reymond: nous écoutons l’histoire de Blanche telle qu’elle la raconte à son avocate, avec de fortes ellipses. Nous comprenons dès le départ qu’elle s’est arrachée à cette emprise et qu’elle a accepté une aide extérieure. Ce changement fondamental par rapport au roman permet de focaliser les spectateur·rices sur le processus d’emprise tel que l’a vécu sa protagoniste, en évitant un suspense morbide.

Autre changement par rapport au roman: Blanche raconte l’histoire de son couple avec Grégoire de façon linéaire: comment elle est tombée amoureuse d’un homme qui lui a fait connaître des plaisirs physiques inédits, alors qu’elle traversait une période dépressive au tournant de la trentaine; comment il l’a persuadée de se marier très vite, puis lui a demandé de quitter sa Normandie natale et sa famille, soi-disant contraint par une mutation professionnelle (il est employé de banque); comment elle a découvert qu’il lui avait menti, et comment s’est mis en place le piège de l’isolement, sous prétexte qu’il avait un besoin exclusif de son amour, etc.

Le contrôle de plus en plus étroit qu’il exerce sur sa vie s’accompagne bientôt d’une critique systématique de tout ce qu’elle fait, de tout ce qu’elle est. Mais entretemps, elle a eu deux enfants et le piège s’est refermé. Plusieurs péripéties viennent resserrer le nœud coulant jusqu’à une tentative de suicide et au séjour salvateur en hôpital psychiatrique.

La capacité de Virginie Efira à créer de l’empathie pour les personnages qu’elle incarne n’est plus à démontrer. Dans L’Amour et les forêts, elle est tour à tour Blanche et sa jumelle Rose, que l’on distingue par leurs différences de comportement. L’une est aussi douce et peu sûre d’elle que l’autre est dynamique et déterminée.

Un casting d’actrices chevronnées

Blanche fait face à un monstre de médiocrité jalouse et de frénésie de contrôle, incarné formidablement par un Melvil Poupaud à contre-emploi: il nous a plutôt habitué à des rôles d’homme doux. Cette douceur qu’il déploie quand il rencontre Blanche rend d’autant plus terrifiante la progressive transformation de son comportement, jusqu’à la violence physique, après des années de harcèlement moral de plus en plus destructeur.

Virginie Efira est entourée d’actrices chevronnées qui se font malheureusement rares sur les écrans: Dominique Reymond incarne l’avocate, Marie Rivière la mère de Blanche, Romane Bohringer sa collègue enseignante, Virginie Ledoyen sa compagne de chambre à l’hôpital.

L’Amour et les forêts est engagé politiquement, mais échappe aux défauts du film à thèse grâce au degré intense d’incarnation qu’on doit à la direction d’acteur·ices de Valérie Donzelli, mais aussi à un filmage en longs plans séquences qui favorise l’empathie avec la protagoniste, ainsi qu’à la sensualité des lieux que la caméra parvient à transmettre, en particulier dans la rencontre amoureuse dans la forêt qu’on ne dévoilera pas.

Opinions Chroniques Geneviève Sellier Les écrans au prisme du genre

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mercredi 27 novembre 2019

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