Contrechamp

En Suisse, le vivant est attaqué

Selon un sondage Pro Natura réalisé début 2022, les Suisse·esses estiment que la biodiversité locale se porte plutôt bien. Le collectif romand Grondements des Terres, qui lutte contre les ravages agro-industriels en Suisse, rappelle toutefois, dans la revue Moins!, que la situation est, au mieux, critique. Et les mesures prises très insuffisantes.
En Suisse, le vivant est attaqué
En mars, le mouvement Grondement des Terres procédait à sa propre «contre- expertise citoyenne» dans la forêt du Moulin d’Amour, à Vufflens-la-Ville, sur un site convoité par le groupe Orllati. KEYSTONE
Biodiversité

Alors que la Suisse, en raison de sa topographie, de la diversité de ses paysages et de ses climats, devrait être un haut lieu du vivant, le pays se retrouve pourtant en tête du classement pour la proportion d’espèces menacées. L’Office fédéral de l’environnement (OFEV) déclare ainsi sur sa page internet consacrée à l’état de la biodiversité en Suisse que «les pertes touchent tous les niveaux de la biodiversité: les milieux naturels, les espèces, la diversité génétique, ainsi que les interactions au sein et entre ces niveaux. La biodiversité et les services qu’elle fournit (services écosystémiques) sont la base de la vie sur Terre. Leur perte met en danger les moyens de subsistance des populations et la performance économique des pays»1>www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/biodiversite/.

Plus d’un tiers des espèces animales et végétales est en effet menacé, 40% des oiseaux nicheurs sont en danger, 60% des insectes déclinent gravement. Par ailleurs, depuis le début du XXe siècle, la superficie des marais/milieux humides a diminué de 82% et 95% des prairies et pâturages secs ont disparu. En comparaison avec les autres pays de l’OCDE, la Suisse compte le plus grand nombre d’espèces menacées.

L’échec institutionnel

Malgré cette situation alarmante et en dépit de nombreuses initiatives des associations de protection de la nature, les voies de protection du vivant se heurtent toujours aux intérêts des lobbys économiques, qu’il s’agisse des entreprises de l’agro-industrie ou de la construction. En Suisse, un mètre carré du territoire est en moyenne bétonné chaque seconde, aux dépens de multiples espèces vivantes. L’industrie du béton, dominée en Suisse romande par Holcim et Orllati, n’a en effet aucun intérêt à changer et à valoriser des voies plus douces et décroissantes dans la construction. Orllati achète ainsi 2 francs le m2 de terre, pour en revendre 30 francs le m2 de calcaire extrait, et à nouveau 30 francs le même m2 de vide pour le reboucher avec des déchets de construction, selon une enquête d’Heidi News2>Alia Bengana, «Béton, la fin d’une ère?», Heidi News, juin 2021.. Cette réalité économique, toute entière déterminée par les intérêts de ces industries, empêche que la collectivité ne parvienne à des changements de modes de vie et de paradigme dans la construction.

Cet exemple met en évidence que les efforts des initiatives locales comme l’Association de sauvegarde du Mormont à Eclépens ou les différentes initiatives de Pro Natura sont essentielles, mais que tant que les intérêts économiques de quelques firmes ne sont pas contrés, aucun changement n’adviendra. Les politiques fédérales et cantonales ne sont pas en reste à ce sujet. Le parlement fédéral a en effet sa dose de lobbyistes, puisque nous avons vu en mars 2023 le refus de la commission compétente du Conseil d’Etat sur le contre-projet du Conseil fédéral à l’initiative biodiversité, ou encore les tentatives d’affaiblir les débits minimums des cours d’eau pour faire plus d’hydroélectricité. A l’image du reste du monde, nous retrouvons de plus en plus les affreux lobbyistes de la destruction du monde aux positions de pouvoir dans ce pays. C’est par exemple le cas d’Albert Rösti, conseiller fédéral actif dans le lobbyisme fossile par sa profession.

Faire front

Dans ce contexte, les initiatives populaires écologistes de ces dernières années visant à préserver le vivant se sont malheureusement organisées dans un paradigme qui a culpabilisé les paysans et paysannes. Les syndicats comme l’USP (Union suisse des paysans) sont parvenus à instrumentaliser cette situation pour créer un clivage entre les écologistes et les paysans. Ceci alors que l’USP vient pourtant de conclure un nouvel accord avec l’USAM (l’Union suisse des arts et métiers) et Economiesuisse, des organisations défendant un libéralisme économique incapable de protéger les intérêts de la paysannerie. Ces initiatives, comme l’initiative «sans pesticides de synthèse» ou l’initiative «contre l’élevage intensif», malgré un projet de fond important, se sont heurtées à un front paysan organisé par l’USP – et par les lobbys de l’agro-industrie capitaliste – qui a creusé le clivage entre la préservation du vivant et le monde paysan au sens large.

Nous devons, en tant que militant·es écologistes et pour la justice sociale, créer un front commun avec celles et ceux qui nous nourrissent. C’est pourquoi nous avons fait le choix, avec Grondements des Terres, de cibler l’agro-industrie et les entreprises actrices de l’accaparement des terres. D’autre part, les campagnes que nous voulons mener se basent sur la notion d’alliances et de compositions. Cette idée est au cœur des luttes françaises des Soulèvements de la Terre, mouvement qui a su réunir des naturalistes, des anarchistes, des organisations environnementales ou encore la Confédération paysanne. Il prône l’idée que les luttes victorieuses sont celles qui parviennent à mettre autour d’une table – et devant les barricades – une variété de mondes usant de méthodes différentes pour atteindre des objectifs partagés.

Sans prétendre détenir cette composition – car elle se construit bien plus qu’elle ne se décrète – nous espérons que les luttes locales de défense de territoires deviennent composites et parviennent à arracher des victoires et reprendre des terres pour s’opposer à l’aménagement agro-industriel. C’est ce que nous avons observé pendant un mois, avec l’occupation temporaire à Vufflens-la-Ville3>Lire Achille Karangwa, «Occupation écolo à Vufflens-la-Ville», Le Courrier du 6 mars 2023, ndlr.. C’est au-devant de cette diversité des modes de luttes, sans élimer la radicalité des idées et des pratiques, que nous souhaitons continuer d’aller. Cette idée de composition nous semble former une piste tangible pour contourner la difficulté de gagner la bataille contre la marchandisation du monde. Pour nous, le point des luttes locales est intéressant car nous ne voyons guère comment être victorieux·ses face à l’accaparement et la marchandisation des terres en nous appuyant que sur des discours théoriques. A travers des maillages territoriaux et depuis des endroits ancrés, des forêts ou des épiceries villageoises, nous espérons mettre un frein à ce modèle insoutenable, tout en maintenant une pression sur les machines et engins qui servent à détruire les terres. Gagner par le bas, par les territoires, en intensifiant des contestations qui ne sont pas «soit des recours juridiques, soit des ZAD» mais qui peuvent devenir hybrides et plurielles.

Ne pas se tromper de cible

L’agro-industrie ravage à la fois le climat et la biodiversité. Elle trouve en Suisse des alliées de taille, qu’il s’agisse des entreprises de négociation sur les matières premières, des multinationales comme Nestlé ou Bayer, ou de la grande distribution (Coop et Migros) qui rémunère incorrectement les paysans et favorise un libre-échange destructeur du vivant. Nous pensons qu’il n’est plus temps de bloquer des routes en s’y collant les mains, fâchant par ces actions les automobilistes dont certains – contraint·es par le système actuel – dépendent de leur automobile pour survivre. Il est plutôt temps d’attaquer et de bloquer les principaux responsables et les grandes entreprises qui ravagent nos vies et la planète. Ce n’est qu’en choisissant des cibles incarnant les lobbys du modèle économique actuel, telles que le sont les multinationales et l’agro-industrie, les grandes entreprises de la construction ou les sports de riches s’accaparant les terres que nous parviendrons à changer le modèle actuel, fondamentalement incompatible avec la préservation du vivant et la justice sociale.

Brève généalogie du terme «biodiversité»

Le concept biodiversité apparaît à la fin des années 1960 sous la forme de «diversité biologique» (biological diversity), et est attribué au biologiste américain Raymond F. Dasmann4>J.-P. Raffin, «De la protection de la nature à la gouvernance de la biodiversité», 2005., un académicien qui travaillait pour l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Le néologisme «biodiversité» (biodiversity) est popularisé par Walter G. Rosen lors de la conférence National Forum on BioDiversity, fin septembre 19865>S. Sarkar, «Defining ‘biodiversity’; assessing biodiversity», 2002.. En bref, le terme émerge donc dans de grandes institutions scientifiques qui cherchaient, en tout cas sur le papier, à protéger la nature.

Présentes dès les débuts de l’industrialisation, les critiques sur ses effets écologiques se sont multipliées dans la seconde moitié du XIXe siècle, notamment dans les institutions scientifiques6>S. Summermatter, «Protection de la nature», Dictionnaire historique de la Suisse, 2010.. De ce fait, la Suisse a joué un rôle crucial dans l’émergence de ces discussions internationales: c’est en effet la Commission suisse pour la protection de la nature qui poussa pour la première Conférence internationale pour la protection de la nature, à Berne, en 1913. Cette conférence résulta finalement par la création de l’UICN avec son siège à Gland, en 1956.

De plus, il est intéressant de constater la coïncidence temporelle entre l’apparition du terme biodiversité et l’émergence des politiques de compensation comme solution aux dégâts de l’industrialisation sur le vivant. Au début des années 1970, l’Agence de protection de l’environnement des Etats-Unis adopta des sanctions financières contre les industries polluantes, puis finit par promouvoir des mécanismes de marché pour lutter contre l’érosion de la biodiversité7>C. Bonneuil, «Tell me where you come from, I will tell you who you are: A genealogy of biodiversity offsetting mechanisms in historical context», 2015.. Ce changement de politique est en partie dû à des organisations telles que la Foundation Heritage, un lobby rassemblant des millionnaires et des intérêts d’entreprises, qui combattit les nouvelles politiques environnementales, dès 1973. Un «environnementalisme libéral» émergea durant ces années, dont le paradigme a été solidement établi lors du Sommet de la Terre de Rio, en 1992.

Depuis cet événement, des grandes institutions internationales, telles que le Programme des Nations unies pour l’environnement ou la Commission européenne, souhaitent développer des «marchés de la biodiversité»8>H. Tordjman, V. Boisvert, «L’idéologie marchande au service de la biodiversité?»,
Paru dans Moins! no 64
. En conséquence, il faut pouvoir mesurer la vie pour évaluer l’inestimable. La marchandisation nécessite les deux étapes de quantification et de monétisation. On s’aperçoit donc que le terme «biodiversité» n’est pas du tout neutre, mais qu’il est issu des grandes instances internationales et qu’il cache une certaine vision du vivant. En fin de compte, la biodiversité peut être une manière technicienne et marchande de considérer l’interaction des êtres vivants, qui en réalité montrent une infinité de liens entre eux.

Notes[+]

Paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique no 64, mai-juin 2023.

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