Chroniques

Le phare de Bell Rock

À livre ouvert

Comme toujours, ou presque, une histoire commence de façon incidente. Thomas Smith, ingénieur à ses heures perdues, conçoit en 1786 un système de feu à huile et se trouve du jour au lendemain nommé au récemment créé Bureau des phares du nord (Northern Lighthouse Board); une promotion qui changera sa vie et celle de tous les marins frayant dans les eaux côtières de l’Ecosse pour les années à venir; là où, plus souvent que d’ordinaire, le vent «vous coupe le souffle et vous brouille la vue»1>Kenneth White, Le chemin des crêtes: avec Robert Louis Stevenson à travers les Cévennes, Etudes & communications Editions, 2005, p. 23.

Les histoires se contant de génération en génération, celle-ci (suivie d’une myriade d’autres) finira par être recueillie et écrite par Robert Louis Stevenson, puis publiée près de vingt ans après sa mort dans le recueil Records of a Family of Engineers.
Les mémoires de cette étonnante famille d’ingénieurs sont enfin disponibles en français sous le beau titre Journal de la construction d’un phare 2>Robert Louis Stevenson, Journal de la construction d’un phare, trad. de l’anglais par M. Sigala, Editions Paulsen, 2023.et il y a lieu de s’en réjouir. Oui, cela n’est pas rien que de lire Robert Louis Stevenson évoquer les figures de Thomas Smith mais surtout de Robert Stevenson, son grand-père; premiers jalons d’une longue lignée d’ingénieurs auquel on doit la quasi totalité des phares d’Ecosse.

A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’ingénieur est un artiste et un aventurier. Il doit «déchiffrer de ses yeux le visage de la nature». Ses travaux sont «à la fois des inventions et des aventures», sa science «un art vivant».

Rien d’étonnant à cela lorsqu’on dresse le portrait de la nature d’alors, en particulier celui des étendues marines voisinant les côtes de l’Ecosse: contrées «encore peu cartographiées, [aux] contours encore incertains» nous dit Robert Louis Stevenson.

Celles-là mêmes qu’encore jeune adolescent, près d’une cinquantaine d’années après son grand-père, il allait découvrir à son tour. Rencontre des plus marquantes où l’apprenti-ingénieur perçoit très clairement la nature sauvage des lieux et le danger qu’ils recèlent quand le vent forcit ou le temps se gâte.

Mais attention, si finalement il décide de ne pas suivre la carrière à laquelle il se sait destiné, la cause n’est pas à chercher de ce côté-là. Comme l’a parfaitement saisi Kenneth White, la vie «au grand air», les «périls de la mer» et la vie des ports avaient toute sa sympathie. C’est plutôt le besoin d’écrire qui le fera bifurquer et prendre ses distances avec ses «ancêtres porteurs-de-lumière» 3>Kenneth White, op.cit, p. 12..

Le Journal de la construction d’un phare gagne ainsi une dimension supplémentaire car il est pour nous l’occasion de voir Robert Louis Stevenson redonner vie à ceux-ci. Des hommes qui savaient observer attentivement les moindres phénomènes physiques et s’attachaient à les considérer pour ce qu’ils étaient réellement: terrain de jeu de forces vives, toujours renouvelées, auxquelles bien des femmes et des hommes, en vivant à proximité, se trouvaient de facto confrontés.

Ainsi en allait-il de la mer au large de Dundee, près du Bell Rock, un rocher émergeant uniquement à marée basse, traître parmi les traîtres et qu’il avait fallu toute affaire cessante, en 1807, imaginer doter d’un phare.

Cette histoire-ci est contée non par Robert Louis Stevenson mais par son grand-père, Robert. C’est là peut-être le passage le plus émouvant du livre car à partir de la page 109 la parole de l’un, maître en écriture, laisse place à la parole de l’autre, maître en tempête.

Dans un style sans fioritures, Robert nous donne à saisir quatre ans durant, péripétie après péripétie, succès après succès, cette épopée – y a-t-il un autre nom pour décrire la construction d’un phare en pierres de taille sur un rocher émergeant de l’eau seulement quelques heures par jour? – mêlant le monde des marins et celui des ouvriers, maçons et charpentiers en tête.

On s’étonne de tant de courage, d’autant de persévérance et d’ingéniosité. On tremble face au choc des vagues. On se réjouit lorsque la première assise du phare est complétée, forte de ses cent vingt-trois blocs. Et quand, trois ans plus tard, la dernière pierre est posée sur la 90e assise et qu’elle occupe enfin «le centre du sol de la salle de la lanterne», on n’a qu’une idée en tête: voir de ses propres yeux le phare en question, le phare de Bell Rock.

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* Géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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