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«Un trou de verdure»

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«C’est un trou de verdure où chante une rivière…». Ce vers de Rimbaud colle au décor de L’îlot – docu-fiction du réalisateur Tizian Büchi tourné dans les quartiers des Faverges et de Chandieu à Lausanne. Grand Prix de la Compétition internationale à Visions du Réel, présenté tout autour du monde à l’occasion de prestigieux festivals internationaux, le film de Büchi et les animations dont il est flanqué ont été évoqués – parmi d’autres valeureuses initiatives culturelles de proximité –, le lundi 5 juin dernier, par le Service de la culture de la Ville de Lausanne à l’occasion de son deuxième «Rendez-vous de la participation culturelle».

Ce moment de convivialité douce a posé d’utiles et délicates questions sur la collaboration d’artistes professionnels avec des structures socioculturelles et la population. Soulignons d’abord trois éléments parus déterminants pour qu’advienne une expérience positive: 1) la complicité de relais associatifs ou sociaux bien implantés; 2) l’inscription durable des artistes dans les quartiers – par-delà même les hauts faits qui ponctuent généralement leur action; 3) l’authenticité et la générosité de l’implication. Pas d’action culturelle véritablement sociale sans engagement humain.

Autre point relevé ce même soir: habitants et travailleurs sociaux se sont sentis valorisés, reconnus par la présence des artistes. Une remarque qui inspire une réjouissance matinée d’embarras. N’est-ce pas – pour l’artiste – une responsabilité excessive voire insoutenable que de se voir attribué la faculté, le pouvoir de «reconnaître» autrui. Nous reviennent en mémoire les préventions du révolutionnaire caribéen Frantz Fanon – dans un autre contexte, certes, celui des mouvements de décolonisation: les «damnés de la terre» n’ont pas de reconnaissance à attendre des colons; ils ont à mûrir et entretenir le sentiment de leurs propres dignité et valeur.

Comme le notait Raymonde Moulin dans L’artiste, l’institution et le marché: «La stratégie de démocratisation culturelle repose sur une conception universaliste de la culture et sur la représentation d’un corps social unifié (…). La démocratisation de la culture est une action de prosélytisme, impliquant la conversion de l’ensemble d’une société à l’appréciation des œuvres consacrées ou en voie de l’être.»

Pionnier dans la formalisation des droits culturels, le Fribourgeois Patrice Meyer-Bisch nous aide à envisager une alternative à cette logique «légitimiste». Défendant le principe d’une «démocratie culturelle», Meyer-Bisch réprouve le vocabulaire des «différences» culturelles – celles-ci commençant là où une norme surplombante est d’abord érigée – pour lui préférer la notion de «diversité culturelle». Un développement culturel véritable consisterait – suivant cette perspective – à accroître la capacité des communautés d’habitants à prendre leur destin en main et à nommer le monde à leur façon en fonction d’expériences riches porteuses de nouveaux apprentissages.

Dans un monde comme le nôtre balafré par des rapports de domination et l’accroissement des inégalités, difficile toutefois de croire qu’un mot – diversité –, même énergiquement agité, suffira à égaliser la portée des symbolisations des différentes catégories sociales et culturelles. Seul l’ajout d’un volet politique et socio-économique aux sollicitudes culturelles paraît susceptible de lester un tel discours, de le matérialiser à terme.

Mais il est temps d’en revenir à Rimbaud et Büchi.

On se souvient que le dormeur rimbaldien du trou vert – ce «petit val qui mousse de rayons» – est lui-même troué «au côté droit». Sa poitrine n’est tranquille que de ne palpiter plus. En contrepoint d’une nature chantante et berçante, le drame donc.

Dans L’îlot de Büchi, au contraire, les impressions édéniques dominent l’exorde comme l’épilogue. Donnant la parole à un habitant, le trailer nous l’assure: «On est au fond du trou, mais qu’est-ce qu’on est bien!». Le geste de l’artiste farde-t-il la réalité d’un quartier de relégation? Nous incite-t-il à voir le… vert «à moitié plein»? joue-t-il – à peu de frais – les «pacificateurs sociaux»?

Certainement pas. Non seulement Büchi réunit-il les ingrédients plus haut attendus, mais il y ajoute une qualité d’attention esthétique et éthique rare – à l’image de ses protagonistes, deux vigiles opérant des rondes qui semblent n’avoir pas d’autre sens que de veiller sur les lieux et les êtres qu’ils abritent. Comme eux, Büchi arpente le relief, saisit le moindre bruissement, jette une lumière fraternelle sur des dialogues d’exilés – révélant les blessures et les ressources de chacun, l’humanité de tous.

Son geste d’artiste emporte l’adhésion et fait écho à la sagesse d’Antoine Hennion, musicologue engagé auprès d’exilés de Calais – lequel considère que, par-delà tout volontarisme toujours susceptible de charrier une forme de violence symbolique, de captation d’autrui, il convient «simplement» de «prendre soin de ce qui s’invente».

Gésine de toutes les doléances et de toutes les beautés, aiguillon émancipateur, l’imaginaire opère alors.

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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