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Economie de guerre

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Nous célébrons cette année le soixantième anniversaire d’un film-culte du septième art français: La Guerre des boutons. D’Yves Robert (qui nous a quittés il y a vingt ans), cette réalisation est inspirée du roman éponyme de l’écrivain Louis Pergaud. Un ouvrage paru en 1912, voici tout juste cent-dix ans.

La Guerre des boutons évoque la rivalité sempiternelle opposant les enfants de Longeverne à ceux de Velrans. Comme le titre l’indique, les boutons cristallisent l’enjeu de cet affrontement, en constituent l’insigne butin. D’une immense popularité, la fable tient d’Homère. A moins que ce ne soit de Platon… un Platon en culotte courte!

Bien que joyeuse, ladite épopée n’est en effet pas sans présenter un piquant écho à la plus antique philosophie comme aux sévères remous de son époque. Encore à ses débuts, la Ve République est alors battue en brèche par l’opposition qui fustige le pouvoir personnel exorbitant du général de Gaulle, l’instauration d’une forme de «monarchie présidentielle» (bientôt, François Mitterrand ira jusqu’à dénoncer un «coup d’Etat permanent»).

Le rapport avec le film de Robert? Lui aussi se saisit de réflexions constitutionnelles et les éprouve à hauteur d’enfants. Une séquence en particulier a retenu notre attention. Il y est question de fonder un petit capital – histoire de se procurer des boutons, des lacets et autres agrafes susceptibles de raccommoder de récentes guenilles. A cet effet, un impôt est proposé: «Vingt balles par semaine!». L’inoubliable Tigibus (protagoniste honni des grammairiens: «Si j’aurais su, j’aurais pas venu!») regimbe: il n’a pas les moyens de cette contribution. D’autres membres de la bande font état de la même insolvabilité. Le chef Lebrac s’obstine au nom de l’égalité et de la fraternité: «Si y’en a qui paient, d’autres pas, c’est p’us la république, c’est la royauté!» lance-t-il véhémentement. «L’égalité, c’est quand personne paie», rétorque Tigibus – se faisant le chantre d’un communisme peu dégrossi. Un troisième protagoniste ajoute: «Tu fais honte aux pauvres, Lebrac. C’est pas républicain, ça.» L’intellectuel du clan – La Crique, pour les intimes – confirme que l’on ne saurait en ce cas parler d’égalité; il invite Lebrac à plus d’imagination. Sur ces entrefaites, le front plissé, celui-ci suggère l’abandon de tout prélèvement et que tous œuvrent au trésor commun. Ni une ni deux, la proposition est adoptée et les tâches réparties: les uns récolteront des champignons tandis que d’autres traqueront la grenouille ou chasseront vipères et renards: «Chacun son boulot, c’est ça l’égalité!»

Globalement, l’action de nos jeunes associés est un succès, mais dans ses marges se révèlent quelques difficultés. Enumérons-en quatre: 1) Le caractère spéciste de cette économie enfantine – on pourrait, de fait, pourfendre une conception de l’égalité passant la nature par pertes et profits; 2) Remarquons, ensuite, que ce circuit économique n’est pas autonome; il dépend du monde des grands – la récolte devant être traduite en sous pour se muer subséquemment en boutons et bretelles; 3) Afin d’atteindre les kilos de champignons escomptés, l’un des garçons a mêlé aux espèces comestibles d’autres spécimens vénéneux – témoignant ainsi un certain mépris pour les consommateurs ambitionnés…; 4) Le même garnement, effrayé, s’est défait des vipères qu’on lui avait confiées – faisant perdre à la communauté un précieux tribut. Son bannissement est décidé.

Cette derrière observation nous incite à penser l’amendement possible du système des «Longeverne»: faut-il, suivant en cela les convictions de Platon, que chacun accomplisse ce pour quoi il est le plus doué par nature? Convenait-il de confier dès lors à l’enfant accablé des tâches plus conformes à ses capacités et anxiétés? Fallait-il l’aider à vaincre ses peurs? La division du travail ne se serait-elle pas avérée plus égalitaire si elle avait intégré une rotation des fonctions? En 1845, dans L’idéologie allemande, imaginant la société émancipée, Marx et Engels semblent vouloir proscrire toute spécialisation: «(Que) personne (ne soit) enfermé dans un cercle exclusif d’activités (…); (que) la société (…) règle la production générale et (me permette) ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique.»

Pour notre compte, nous retiendrons surtout de nos boutonneux belligérants cette idée que l’urgence et la lutte ne sauraient justifier de passer outre les principes fondamentaux, de mettre l’égalité entre parenthèse. L’Idéologie allemande, toujours, note que «le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir» mais «le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses». Nous retiendrons enfin la tentative de dépasser la seule proclamation de valeurs pour envisager leur effectuation, l’essai de «commencer par les fins» (Lucien Sève), d’articuler le politique et l’économique. On aspirera, cependant, à une égalité qui puisse faire l’économie… de la guerre.

* Historien et praticien de l’action culturelle, (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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