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Mikhaïl Chichkine, le verbe dans la plaie

Pour l’écrivain et opposant russe établi en Suisse, la guerre en Ukraine est le dernier exemple de la politique de terreur que mène le régime russe depuis des siècles.
Mikhaïl Chichkine, le verbe dans la plaie
Pessimiste pour l’avenir démocratique de son pays, il croit en la victoire de l’Ukraine. Evgeniya Frolkova
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Il faut lire Mikhaïl Chichkine. Dévoilant la logique à l’œuvre derrière l’agression russe de l’Ukraine, La Paix ou la guerre offre des clés de lecture essentielles de ce qui est souvent perçu ici comme une décision incompréhensible, voire irrationnelle. D’une lucidité et d’une actualité brûlantes, les textes qui composent l’ouvrage ont été écrits en 2019. «Je n’en ai pas changé un mot, précise Mikhaïl Chichkine. Ce livre est ma tentative de dire ce qui se passe en réalité, d’expliquer l’histoire de la Russie et de cette guerre. La tragédie actuelle rend mon discours enfin audible, mais cela fait vingt ans que j’essaie d’alerter l’Occident.»

Né à Moscou en 1961, il vit près de Zurich depuis 1995 et tire parti de cette position de l’entre-deux pour réfléchir à son pays et à ses liens avec le reste du monde, dans des essais qui mêlent références littéraires et culturelles, histoire et parcours personnel – Dans les pas de Byron et Tolstoï suivait les deux écrivains en Suisse, Le Manteau à Martingale évoquait notamment Robert Walser. En Russie, Mikhaïl Chichkine a été considéré comme un écrivain de premier plan dès son premier roman, La Prise d’Izmaïl, lauréat du Booker Prize russe en 2000. Les suivants seront pareillement distingués – Big Book Prize et prix National Best-Seller pour Le Cheveu de Vénus en 2006, le Bolchaïa Kniga 2011 pour Deux heures moins le quart, avant le Prix Strega européen 2012.

Mais ça, c’était avant 2013, qui marque un point de non retour: «J’ai refusé de faire partie de la délégation russe à la foire du livre de New York, raconte-t-il. Je ne voulais pas représenter un Etat criminel.» D’adulé, il devient traître à la patrie, agent étranger. A Moscou, certaines librairies vendent encore ses livres, en protestation silencieuse. «Pour ceux qui haïssent le régime et ne peuvent partir, me lire est une stratégie de survie», glisse-t-il.

L’Etat contre son peuple

Dans La Paix ou la guerre, sous-­titré Réflexions sur le «monde russe», Chichkine décrypte les causes de l’incompréhension entre Russie et Occident en remontant aux sources d’un pouvoir basé sur la peur et le mensonge. Car l’Etat russe se comporte avec sa propre population comme une puissance d’occupation, avance l’auteur, une attitude qui remonte à sa fondation par les Vikings au IXe siècle, allée de pair avec une rupture radicale entre le peuple et l’autorité toute-puissante. L’invasion mongole n’a fait que renforcer  cette opposition. «C’est ainsi de Pierre le Grand à Poutine en passant par Staline, ça n’a pas changé depuis la Horde d’or, dit-il. Les esclaves n’ont ni dignité ni propriété privée, ils doivent être loyaux sous peine de tout perdre.»

Sa démonstration historique est implacable. La guerre déclarée au voisin «fasciste» ukrainien n’est que le dernier avatar d’un pouvoir se définissant par ses visées impérialistes et sa stratégie de la terreur. Traduit en plusieurs langues, le livre est un best-seller en Estonie et en Finlande. «A la chute de l’URSS, les politiciens occidentaux ­auraient pu soutenir la jeune démocratie en montrant simplement comment fonctionne la loi. Or ils ont accepté l’argent sale des oligarques, alors qu’ils en connaissaient la provenance», regrette Mikhaïl Chichkine. La démocratie est devenue synonyme de chaos et de rapt des richesses du pays pour les Russes.

Culture sans territoire?

Pour ouvrir les yeux de l’opinion occidentale sur le régime de Poutine, il publie des tribunes dans les plus grands journaux internationaux, courageusement, malgré les mails de menaces et d’insultes. En Suisse, ses appels au boycott des Jeux olympiques de 2014 et du Mondial de 2018 resteront lettre morte. Et quelques jours après la fin des JO, Poutine annexe la Crimée. «Les gens sont encore naïfs ici, et se laissent avoir par les mensonges du régime. Les politiciens continuaient à jeter des ponts vers la Russie de Poutine, se souvient  l’écrivain. Mais l’acceptation silencieuse de ce crime a été la porte ouverte à l’agression de l’an dernier.»

«Je suis heureux que mes parents soient morts avant de voir cette guerre», dit-il, ému. Son grand-père a disparu au goulag;  sa mère, directrice d’école originaire d’Odessa, «devait apprendre aux enfants la vérité tout en les préparant à vivre dans le mensonge»; son père a combattu à 18 ans lors de la Seconde Guerre mondiale. «Il était fier de libérer l’Occident des Allemands. En réalité, il défendait le régime de Staline. Mais comment accepter qu’il était du côté du fascisme? C’est pour cela que les gens sont prêts à soutenir la propagande: une mère dont on ramène le corps de son fils veut croire qu’il est mort en héros contre les nazis ukrainiens…»

Mikhaïl Chichkine est pessimiste pour l’avenir de son pays, évoquant le «fossé civilisationnel» qui le déchire, une partie de ses concitoyen·es appartenant «à l’humanité contemporaine, où le sujet est un individu qui agit en toute conscience», alors que la majorité «s’identifie à une tribu qui doit se battre contre les autres et n’est pas responsable de ses choix: le tsar décide». Et celui-ci doit être fort: gagner les guerres qu’il mène. A ses yeux, Poutine est déjà fini. «Il faut espérer une défaite militaire complète, la faillite du système et la reconnaissance de la responsabilité nationale, sinon un autre Poutine prendra sa place. Mais qui pourrait organiser un procès de Nuremberg en Russie? Qui pourrait mettre Poutine en prison?»

Enfin, la démocratie aurait besoin d’une masse critique de citoyen·nes, or 20 à 30 millions de Russes vivent hors des frontières, dont nombre de scientifiques, d’intellectuel·les, d’artistes. Tous ses amis ont émigré. Et de se poser la question d’une culture russe virtuelle, qui survivrait sans Etat et pourrait même se développer. «Reliés par la technologie, on peut maintenant pratiquer notre culture partout, libres de la malédiction de ce territoire.»

Penser à l’après

Car la tragédie de cette guerre, menée dans sa langue, c’est qu’elle signifie aussi «la fin de la culture russe. Après Boutcha… il y a un vide, un abîme sous mes pieds.» Il n’arrive plus à écrire de la fiction, confesse-t-il. «L’art n’a pas empêché le goulag ni les camps, nos livres n’ont pas empêché la tragédie actuelle. Il y a aujourd’hui un fossé entre l’Ukraine et la Russie. Mais la prochaine génération voudra peut-être reconstruire des ponts, et ce sera par la culture.»

Alors il s’est donné pour mission de «retrouver la dignité de la langue et de la culture» de son pays, pour l’après. Et le premier pas vers cet après passe par la victoire de l’Ukraine. Slava Ukraïni, dit-il, «gloire à l’Ukraine». «Nous avons un ­ennemi commun. Je ferai n’importe quoi pour qu’elle gagne. Elle s’en fiche sans doute, mais c’est important pour moi.»

Mikhaïl Chichkine, La Paix ou la guerre. Réflexions sur le «monde russe», trad. de l’allemand par Odile Demange, Ed. Noir sur Blanc, 2023, 208 pp.

 

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