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Féminiser des noms de rue: un enjeu important

Pour Eric Monnier et Brigitte Exchaquet-Monnier, la féminisation des noms de rues entamée par la Ville de Genève – qui s’est lancée dans un troisième acte visant à rebaptiser seize nouveaux lieux – constitue un signal fort en faveur de la représentation et de la mémoire des femmes dans l’espace public.
Genève

La Ville de Genève a entrepris depuis quelques années de donner plus de visibilité aux femmes dans l’espace public, en particulier en attribuant des noms de personnalités féminines à des rues ou des places de la ville. En effet, actuellement, seuls 7% des artères de la ville portent des noms féminins. Loin d’être anecdotique, cette féminisation est un enjeu symbolique important, que nous soutenons totalement. Au-delà même du symbole, il est permis de se demander si cette quasi-invisibilité des femmes ne favorise pas les violences dont elles sont toujours et encore victimes en 2023.

En tous les cas, le Conseil administratif vient de lancer une troisième volée en proposant de féminiser les noms de seize nouveaux emplacements. Le projet sera déposé fin juin à la Commission cantonale de nomenclature, qui donnera son préavis, avant que le Conseil d’Etat ne tranche. Dans l’intervalle, la Ville vient de lancer une consultation des habitantes et des habitants, en particulier celles et ceux domiciliés dans les rues susceptibles d’être rebaptisées. Le 30 mai dernier, une réunion d’information a ainsi été organisée à la salle du Faubourg par le conseiller administratif Alfonso Gomez et la chargée de projets égalité Héloïse Roman. Une cinquantaine de personnes avaient répondu à cette invitation et, après les explications générales sur le processus et ses modalités, la parole a été donnée aux personnes présentes. Nous étions sur place pour soutenir plus particulièrement la création de la place Noëlla-Rouget, mais aussi, bien entendu, l’ensemble du processus.

Une assez forte délégation de l’avenue Krieg (qui devrait devenir l’avenue Yvette-Z’Graggen) était là pour clamer son refus du changement dans un brouhaha tendu, où M. Gomez et Mme Roman se voyaient reprocher un manque d’écoute et une volonté d’imposer ces changements. Rappelons que la Genevoise Yvette Z’Graggen (1920-2012) est une figure majeure de la littérature romande, par ailleurs femme de radio à une époque où les femmes se comptaient alors sur les doigts d’une main à Radio-Genève ou Radio-Lausanne.

Des représentante·s de la place des Alpes se sont aussi exprimés pour désapprouver le choix de Grisélidis Réal, qui donnerait son nom à cette place. Une prostituée au lieu des Alpes: quelle horreur. Peu importe qu’il y ait aussi une rue des Alpes et un passage des Alpes. Et peu importe que Grisélidis Réal ait été aussi écrivaine, poétesse et qu’elle ait lutté pour améliorer les conditions de vie des travailleuses du sexe.

Mais les opposantes et les opposants étaient surtout fâché·es parce qu’il leur faudrait changer leurs papiers d’identité, cartes de visite, etc. en cas de modification nominale de leur adresse, si le processus aboutit. Ne nions pas les inconvénients pour les personnes concernées, mais en rappelant que la ville fera tout pour les réduire, en accompagnant au mieux ces changements.
Nous voudrions terminer en évoquant une des 16 femmes choisies pour laisser enfin une trace à Genève. Il s’agit de Rosette Wolczak, qui se verrait attribuer l’actuelle rue Beaulieu (le parc Beaulieu subsistera). Rosette est juive; elle a 15 ans et demi lorsqu’elle réussit à franchir clandestinement la frontière genevoise, en septembre 1943, fuyant les rafles. Elle est internée à l’école des Cropettes (toute proche de l’actuelle rue Beaulieu). Abusée par des soldats de garde, c’est elle qui est accusée d’incitation à la débauche. Les soldats écopent de quelques jours d’arrêts de rigueur. Rosette est refoulée en France, où elle est arrêtée et déportée. Elle meurt à Auschwitz en novembre 1943. La dernière adresse de Rosette Wolczak s’est envolée par la cheminée du crématoire de Birkenau. Lui attribuer un nom de rue sera une manière de lui redonner une adresse, précisément. Et aussi, de la réhabiliter.

Brigitte Exchaquet-Monnier et Eric Monnier sont les auteur·es de Noëlla Rouget, la déportée qui a fait gracier son bourreau, Tallandier, 2020.

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