«Ça fait du bien de ouf»
C’est la fin de saison, la plupart de mes ateliers d’écriture se terminent. L’arrivée de l’été est une époque propice aux bilans. Je revois les visages de celles et ceux que j’ai amenés à écrire cette année. Je repense à leurs textes, aux larmes et aux colères surgies en les écrivant.
Je revois cette fille, seize ans, les cheveux dorés et un énorme bracelet électronique à la cheville. Elle sortait de prison et sa vie, «c’était compliqué», m’avait-elle dit sans que je ne lui pose aucune question. Je me souviens de son texte, écrit en grandes arabesques d’une main agile aux ongles vermillon. Je suis forte. Je suis belle. Je suis puissante. Puis, quelques lignes plus loin: Je suis gentille.
Je revois aussi ce jeune garçon, un Nigérian rescapé des eaux sombres de la Méditerranée quelques mois plus tôt. Comme point de départ, j’avais proposé de faire une liste des lieux familiers de l’enfance: une rue, une cour d’école, un stade, un commerce tenu par un membre de la famille, la maison d’une tante ou d’un grand-père. «J’ai pas beaucoup d’endroits», s’était-il excusé. «Ce n’est pas grave», je lui avais répondu, «tu mets les lieux qui te viennent, et s’il n’y en a qu’un, c’est déjà très bien. Ça raconte aussi quelque chose.» Il n’y en avait qu’un: l’école. Et quand il avait déroulé son texte il avait conclu par cette phrase: J’étais un garçon d’intérieur.
J’ai souri de la formule. Il m’a répondu que son père le maintenait enfermé à la maison. L’unique endroit où il avait le droit de se rendre, c’était l’école. Pas le marché, pas le stade de foot («j’adorais le foot, pourtant»), pas la rue, pas la maison d’une tante ou d’un grand-père. Toute son enfance entre les quatre murs de la maison du père. Il a terminé en m’expliquant calmement que la mort de son père avait sonné le début de sa liberté, à lui. La fin de sa vie de garçon d’intérieur.
Et puis cet autre, encore, un ado très agité, moulin à paroles au regard bleu transparent, qui vous fixe droit dans les yeux quand il vous parle. Les éducateurs avaient hésité à l’inscrire à l’atelier: ils craignaient qu’il ne prenne toute la place et écrase les autres. Finalement il était venu, il avait pris beaucoup de place, c’est vrai, mais pas trop quand même. Il s’était forcé à se canaliser même si l’on sentait que cela lui demandait un effort de tous les instants. Après avoir mis son point final à son texte il avait dit: «hey mais j’ai trop bien fait de venir, ça fait du bien de ouf.»
Il m’avait demandé des conseils. Il voulait écrire un livre sur sa vie. Parce qu’il avait vécu «des trucs de malade, tu peux pas savoir», il clamait.
Quelques semaines plus tard, l’éducatrice m’a écrit pour m’envoyer un texte. Son texte. Quatre pages manuscrites, d’une écriture complètement inclinée, les lettres dégringolent en fin de ligne. Les derniers mots ratatinés au coin de la feuille, les uns sur les autres.
L’éducatrice m’a expliqué: quelques jours après mon départ, il avait demandé des feuilles et un crayon, en cellule, pour commencer à écrire le livre de sa vie.
Il est temps pour moi de boucler la saison et je repars avec tous ces visages. Je mets mes sabliers, mes carnets et mes dés en sommeil pour l’été. Les ateliers se terminent, cette chronique aussi. J’espère pouvoir la reprendre à la rentrée.
Et j’en profite, avant de nous quitter, pour vous annoncer la sortie de mon nouveau livre. Tout avait commencé, là aussi, par un atelier d’écriture dans un foyer accueillant des adolescents dans le nord de la France. Ce fut l’un des pires ateliers de ma vie. Pourtant, je suis retournée dans de foyer. J’y ai passé plus de deux ans. Pour faire écrire, d’abord. Puis, parce que je trouvais que dans ce lieu se jouait quelque chose d’important, pour rencontrer et raconter. Le livre s’appelle Sur la crête1>Rozenn Le Berre, Sur la crête – Du foyer de justice aux sommets des Alpes, paru le 11 mai aux Editions La Découverte..
Notes
Rozenn Le Berre est journaliste et autrice.