«Du ciment, pas des livres»
Je fais plus de quatre heures de route pour me rendre à l’atelier du jour. C’est un gros village, ou plutôt une petite ville: on y trouve quand même une boulangerie, un tabac et un Huit à huit [enseigne française de supérettes], alors disons petite ville. Les politiques culturelles placent cet endroit en zone blanche. Entendez, un endroit où l’offre culturelle est pauvre. Dans le coin, pas même une médiathèque. Un cinéma, n’en parlons pas.
La dernière heure, j’ai roulé sur des routes inlassablement droites au milieu de champs où des épis de maïs se débattaient dans la brume. On m’a ouvert la salle municipale, une grande salle peinte en vert clair au milieu de laquelle des tables et des chaises avaient été installées en U.
Un instant, j’ai eu envie de fuir. Mais des gens étaient déjà là. Jean-Marc, ses mains épaisses et son gros manteau de chasseur. Sonia, son décolleté profond et ses yeux noircis d’un épais trait d’eye-liner jusqu’aux tempes. Kylian, un petit timide aux yeux clairs sous une casquette à l’immense visière. Matthieu, sa barbe dense et ses joues qui rougissent au-dessus quand il prend la parole.
Ces gens n’avaient pas spécialement envie d’être là, je l’apprends en arrivant. Etre ici fait partie de leur programme d’insertion. Je comprends qu’il convient de justifier de leur présence ici. Pour toucher quoi, je ne sais pas, mais j’imagine qu’être là fait partie d’un contrat particulier avec Pôle emploi ou la CAF [Caisse d’allocations familiales] ou je ne sais qui d’autre. Au quotidien, plusieurs activités sont programmées, espaces verts, cuisine, bâtiment, et voilà, aujourd’hui c’est atelier d’écriture. Comme ils et elles sont obligé·es d’être ici, on commence par émarger sur une feuille. Ça commence bien. Tout le monde s’installe à la table en U dans un silence percé par quelques raclements des pieds des chaises en métal sur le carrelage.
Alors je casse l’espace, tout de suite, sinon j’ai l’impression d’être à un conseil de classe, ou de discipline, ou municipal, je ne sais quel conseil mais quelque chose qui ne donne pas du tout envie d’être ici. J’envoie la moitié du groupe dehors, cela tombe bien, certain·es avaient déjà envie de fumer. Je propose de recréer des guichets, comme à la CAF, comme à Pôle emploi, mais des guichets poétiques. Quand les autres reviendront, on leur posera des questions qu’on ne leur a jamais posées à la CAF.
– Comme quoi, par exemple?
– Par exemple:
«Parle-moi de la couleur des yeux d’une personne que tu aimes»,
«Raconte-moi un chagrin d’enfance».
Un sourire, c’est compris, ils et elles cherchent leur question.
– Je peux leur demander de me raconter leur premier baiser?
– C’est une super question, oui.
On réorganise les tables, place un petit écriteau devant chaque guichet. Les autres entendent le bruit, plaquent des mains sur la vitre et y collent leur visage pour tenter de deviner ce que nous faisons.
Quand enfin le groupe entre, je les invite à passer à chaque guichet. Les guichetiers et guichetières d’un jour se tiennent bien droit sur leur chaise. Puis ils racontent, elles écrivent. Elles racontent, ils écrivent. Quelques rires, cela résonne dans la salle trop vide. J’aperçois un regard embué, là-bas.
Au moment de partir, alors que Jean-Marc roule une cigarette sans filtre qui paraît minuscule entre ses doigts épais, il plante ses yeux rieurs dans les miens.
– Ouhlala, j’ai mal au poignet, moi, j’avais pas écrit depuis des années. Moi ce que je sais faire, c’est du ciment, pas des livres.
Il laisse son regard se perdre sur la petite place de la mairie, luisante d’une averse récente.
– Mais bon, après trente-cinq ans, j’ai perdu mon boulot, alors voilà.
Il souffle une longue taffe. Ecrase son mégot.
– Franchement ma petite dame, je vais vous le dire sincèrement, je voulais pas venir. Mais je suis content, c’était bien. Allez, à demain!
* Journaliste et autrice.