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«Qu’est-ce que vous faites dans la vie, vous?»

Écrire, l’air de rien

Ce matin, l’atelier a lieu à l’hôpital. Pas un hôpital pour soigner le corps mais l’esprit: c’est un Etablissement public de santé mentale (EPSM), qu’on appelait autrefois hôpital psychiatrique. Le lieu est resté dans son jus du XIXe siècle: on y entre par un grand parc, devenu parking sur la partie la plus proche des bâtiments. Ceux-ci sont hauts, de brique rouge, des moulures et des voûtes sur les façades. On trouve ici une piscine, un jardin horticole et une église. Une mini-société dans la société, rappelant l’époque où l’on choisissait de maintenir des femmes et des hommes, appelé·es aliéné·es, en dehors de la cité.

J’ai rendez-vous à l’hôpital de jour, un lieu que fréquentent des personnes dépendantes aux drogues et à l’alcool après une cure. Se rendre tous les jours ici pour y pratiquer des activités, c’est se donner l’opportunité d’éviter la rechute. Collectivement, avec les infirmier·ères et les autres patient·es, ils et elles se tiennent par les épaules pour ne pas replonger.

Même si on commence par un café, on devine, à des paupières qui tombent sur les regards et des mains tremblotantes, que pour certain·es ce café n’est pas la première boisson de la matinée. Plusieurs personnes n’ont pas tenu. Elles ont consommé avant de venir. Mais elles sont là, et c’est déjà ça. D’autres ont fait faux bond, trop honteuses de se présenter au groupe dans un état qu’elles cherchent à fuir. On m’avait prévenue: on ne sait jamais combien de personnes viendront à l’atelier, ni si celles qui sont venues un jour reviendront le lendemain.

J’ai l’habitude des groupes flamboyants, où ça piaille dans tous les sens dès le début et où le premier enjeu consiste à créer l’attention pour commencer l’activité. Là, on entend jusqu’aux raclements de gorge et aux déglutitions sous les masques. Je sens les personnes mal à l’aise, encombrées de leur étiquette de toxicomane: elles savent que je sais.

La thématique pour ce cycle est la suivante: ce qu’on perd, ce qu’on retrouve, ce qu’on donne, ce qu’on nous offre. Tout ce qui circule dans nos vies, les objets, mais aussi les personnes et les sentiments. J’ai commencé par les objets, cela me paraissait plus facile pour entrer en matière. Les premiers récits qui émergent racontent les innombrables choses perdues lors de nuits sans sommeil: téléphones, sacs, clés, voitures. Quelques rires se font entendre mais ils sont un peu tristes. Toutes et tous savent que ce n’est pas si drôle, d’avoir perdu sa voiture parce qu’on était saoul·e. Ce n’est pas si drôle, parce qu’on a perdu beaucoup plus de choses que la voiture, dans cette histoire.

Au fil des ateliers, la confiance se crée. Une petite bulle hors du temps et des consommations. Nous faisons beaucoup de pauses: il faut de la nicotine et de la caféine. Peu à peu, se racontent dans les textes les événements qui ont ouvert des brèches, les mondes qu’on a tenté de fuir en parcourant de nouveaux espaces, l’alcool ou les drogues comme compagnes. Des mondes faits de pertes, d’humiliations et de violences. Ils et elles racontent les montées, mais surtout les redescentes, et cela a l’air si violent que je me dis: pourvu que je ne vive jamais quelque chose d’aussi dur.

Nous terminons le cycle sur une proposition qui m’est venue en tombant sur un passage de l’Ecume des jours de Boris Vian: «Qu’est-ce que vous faites dans la vie, vous? J’apprends des choses, dit Colin. Et j’aime Chloé.»

Une femme timide aux yeux clairs écrit: «Qu’est-ce que vous faites dans la vie, vous? J’aime mes enfants. J’ai appris à dire non. J’ai appris à m’aimer.»

* Journaliste et autrice.

Opinions Rozenn Le Berre Ecrire, l'air de rien

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mercredi 14 septembre 2022

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