«Des friperies militantes et engagées»
L’industrie textile est à l’origine de multiples désastres écologiques dévastateurs, que ce soit sur terre ou dans les mers. Elle traite les centaines de milliers d’ouvrier·es qui fabriquent nos habits de façon catastrophique. Pour autant, les autorités politiques ne prennent aucune mesure sérieuse pour enrayer les mécanismes pourtant bien connus de cette industrie criminelle. Mais en ont-elles seulement la volonté? Alors que faire? Doit-on se contenter de constater notre impuissance?
Les ONG qui dénoncent les ravages du secteur textile préconisent comme solution de s’approvisionner en habits dans les magasins de seconde main. Une telle démarche est bien sûr insuffisante, voire même s’avérer bénéfique pour la filière de la mode. En effet, toutes les friperies, marchés gratuits ou magasins de déstockage servent à écouler le surplus gigantesque de la production d’habits. Les marques se débarrassent ainsi à bon compte d’un matériel volontairement rendu démodé, dans une sorte d’obsolescence programmée paroxystique. Paradoxalement, l’immense quantité de vêtements d’occasion disponibles alimente la bonne conscience des personnes qui achètent et vendent, prennent et donnent ces produits dont la valeur d’échange est devenue insignifiante. Mettre des habits à la poubelle est encore perçu dans l’imaginaire collectif comme une aberration. En 2018, une enquête d’un journal danois avait suscité un énorme tollé en révélant que H&M avait envoyé à l’incinération 60 tonnes d’habits neufs entre 2013 et 2017.
Acheter ou récupérer des habits d’occasion permet certes à une population défavorisée d’accéder à des produits de première nécessité, mais ne détourne en rien les géants de l’industrie textile de leurs funestes pratiques. Pire, cela rend les populations précaires dépendantes de vêtements industriels, en leur donnant l’illusion d’accéder à la logique d’opulence matérielle comme moyen d’atteindre le bien-être et l’amélioration de leurs conditions de vie.
Comment faire en sorte qu’une friperie un tant soit peu engagée ne devienne pas complice involontaire d’un système créateur de tant d’inégalités? Comment ne pas subir la charge mentale et éthique des excès engendrés par une industrie dont le seul souci est de maximiser ses profits? Comment ne pas être transformé·es en chiffonnier·es bénévoles du grand capital?
Parmi les nombreuses initiatives en Suisse romande, nous apprécions particulièrement celle conduite par L’Amar à Neuchâtel (voir Moins! no°40) Cette association met gratuitement à disposition des habits récupérés. Ces dernières années, elle constate une nette dégradation de la qualité. Chaque semaine, cinq sacs de 100 litres finissent à la poubelle, soit près d’un tiers des textiles reçus. L’Amar reçoit également des tissus de bonne qualité destinés à des projets d’upcycling textile. La critique des pratiques de l’industrie textile n’est que rarement évoquée avec les bénéficiaires de la friperie. Caterina Cascio, bénévole de l’association, se souvient pourtant d’Ethiopien·nes scandalisé·es par la destruction de villages entiers en raison de l’installation d’une usine H&M dans leur pays.
Une autre approche essentielle à développer est l’autoréparation. Une initiative lancée l’automne passé, «Histoire sans chute», mérite d’être soutenue: ce cercle de réparation de vêtements se réunit chaque lundi dans les locaux de La Farce, une épicerie gratuite à Genève. Michaïl Rojkov, titulaire d’un bachelor en design de mode, anime ces ateliers fréquentés par une dizaine de personnes, où machines et matériel sont mutualisés dans un esprit de réappropriation des savoir-faire.
De telles initiatives, aussi louables soient-elles, sont insuffisantes pour faire reculer les pratiques écocidaires et socialement irresponsables du secteur de la mode. Pour lutter contre les inepties de l’industrie textile et ne plus seulement gérer tant bien que mal les surplus qu’elle génère, nous encourageons les personnes qui fréquentent des lieux où circulent des habits de seconde main à explorer les pistes suivantes:
• Refuser les vêtements fabriqués avec des fibres synthétiques issues du pétrole. Au lavage, ces vêtements relâchent des microparticules – polyester, polyamide (Nylon), acrylique, élasthanne… – qui se répandent dans les lacs, les rivières et s’accumulent dans les océans;
• Refuser les vêtements sur lesquels le logo ou le nom d’une marque est imprimé. Sortir de l’espace public les visuels des multinationales de l’industrie textile est une question de salubrité mentale!;
• Informer et dénoncer les pratiques de l’industrie textile. A travers des affichettes, flyers ou autres les lieux de distribution des habits de seconde main peuvent devenir des espaces de débats et d’échanges critiques;
• Proposer des ateliers de réparation, de transformation, de création de vêtements ou accessoires, en formant des personnes à la couture;
• Organiser des collectes en soutien aux ouvrier·es de la confection.
Comme pour toutes les industries qui détruisent la planète, nous n’avons rien à attendre des autorités politiques pour qu’elles les empêchent de nuire. Nous devons compter sur notre seule détermination et la diversité de nos capacités d’action, qui, si elles ne sont pas forcément légales ou consensuelles, n’en demeurent pas moins hautement légitimes. L’urgence et l’ampleur largement établies de l’écocide en cours constituent nos arguments infaillibles.
Le vêtement, marqueur social et tyrannie de l’apparence
On se soucie toutes et tous de notre aspect, en particulier de notre tenue vestimentaire. Même quand on dit ne pas y prêter attention, cela s’inscrit, selon le sociologue Erving Goffman, dans une démarche de représentation de soi face aux personnes qu’on croise dans notre quotidien. S’il en est ainsi, c’est que les habits ont une valeur symbolique manifeste, c’est-à-dire qu’en s’habillant d’une façon ou d’une autre, on communique quelque chose face au regard d’autrui, on véhicule des significations sociales. Que l’on s’habille de façon élégante, soignée, d’une richesse ostentatoire, ou avec des habits de deuxième main, visiblement usagés, raccommodés… on porte un message à travers nos apparences.
Une prolongation de soi. La première chose que l’on dit en choisissant nos fringues concerne notre identité. Selon la chercheuse en sciences sociales Dominique Roux, les vêtements sont des vecteurs privilégiés de sa propre identité1>D. Roux, M. Korchia, «Am I What I Wear? An Exploratory Study of Symbolic Meanings Associated with Secondhand Clothing», Advances in Consumer Research, 2006.. Ils deviennent prolongement du soi, expression de soi, matière pour une construction personnelle qui résonne ensuite avec une identité non seulement unique mais aussi collective. Cela nous amène à l’idée de sous-culture, ainsi qu’à celle de style de vie propre à tout groupement sous-culturel.
Les sous-cultures sont, à petite taille, des variations de la culture dominante. Elles se définissent par leur caractère marginal qui se distancie de, voire s’oppose nettement à certains traits culturels mainstream. Leur résistance s’exprime en bonne partie de manière silencieuse, symbolique, à travers leur style de vie et notamment sa déclinaison vestimentaire, avec l’invention de nouveaux codes partagés. Le sociologue Ross Haenfler parle de guerriers sémiotiques2>Subcultures: the basics, Routledge, 2014..
La décroissance peut-elle être vue comme une sous-culture? La bataille des décroissant·es est loin d’être limitée à un style signifiant mais dans la simplicité volontaire, cette dimension est sans doute présente. On n’a pas honte des habits usés, raccommodés, hérités, du pull tricoté soi-même… et surtout pas du fait de ne pas changer de pull tous les jours, de garde-robe toutes les années. Ainsi, par les apparences vestimentaires, on se rebelle, on résiste et on dit qu’une alternative est possible.
S’habiller d’occasion. Toutes celles et ceux qui recourent aux habits de seconde main sont-iels pour autant décroissant∙es? En 2006, une étude universitaire3>D. Roux, M. Korchia, «Am I What I Wear? An Exploratory Study of Symbolic Meanings Associated with Secondhand Clothing», Advances in Consumer Research, 2006. a permis de mieux cerner les motivations positives des personnes s’habillant avec de tels vêtements. Quatre types de motifs caractérisés par des représentations symboliques distinctes et des arguments idéologiques ressortent des entretiens. Le premier motif est le désir d’unicité du vêtement porté, qui permet de marquer son originalité et sa personnalité. Le deuxième est l’achat intelligent et la ruse sociale: en dégottant des habits de qualité, souvent de marque, on se donne une image de prestige social. Le troisième est associé à la nostalgie, en cherchant dans le vêtement porté une trace du passé, comme ces chandails brodés qui rappellent l’enfance de qui le porte. Le dernier motif est le rejet du gaspillage, qui intègre donc une dimension éthique et politique forte, et qui peut être associée aux idées de la décroissance.
Du moment où on est face à une identité collective, à des groupes, le seuil est vite franchi pour une discussion autour de la stratification sociale par le biais de la différenciation. Et encore une fois on peut le faire à partir des apparences vestimentaires. Les habits sont des véritables marqueurs sociaux, à l’œuvre dans des dynamiques d’affiliation/distanciation, d’appartenance/distinction. Ces dynamiques n’échappent pas à des rapports de pouvoir, de subordination et de domination, ni à des luttes statutaires liées à l’appréciation et à la reconnaissance des autres.
La recherche académique peine encore à s’emparer des différentes dimensions de la question vestimentaire et de ses impacts. Les écoles d’ingénieurs sont à la pointe sur les aspects techniques pour la production de fibres; les ONG publient régulièrement des études sur les effets désastreux de l’industrie textile; et quelques sociologues s’intéressent à la question psychosociale de nos rapports avec les vêtements.
Pour tenter de faire le lien entre ces problématiques, Maud Herbert, dont les intérêts de recherche portaient originairement sur les consommateurs marginaux et résistants dans une démarche de sobriété, a cofondé en 2019 Tex & Care, une chaire universitaire interdisciplinaire et indépendante rattachée à l’université de Lille. Son approche est critique, avec une focale sur la mode circulaire et le courage de dire que le problème principal, dans ce système, est la surconsommation et le gaspillage lié. Elle dénonce la multiplication des vêtements, la fast fashion qui a accru les achats sous prétexte de démocratiser la consommation, avec des dégâts sociaux et environnementaux parmi les pires dont on puisse accuser l’industrie. «Les acteurs dans le textile ne se posent pas tellement la question du ‘moins’, le ‘moins’ est un impensé par ces acteurs du marché, alors que le point de la question est tout ici. Il faut réduire, il n’y a pas d’autres manières de s’en sortir»4>Entretien téléphonique personnel.. LENA MATASCI, PHILIPPE HUGHENIN
Notes
Les deux textes de cette page ont paru dans Moins! n°63, mars-avr. 2023, www.achetezmoins.ch