Ecologie de la subjectivité
L’ultime rempart contre les pouvoirs tyranniques. Dans l’Antiquité, les philosophes stoïciens ont mis en œuvre un ensemble d’exercices de soi pour constituer leur intériorité en «citadelle intérieure». La force d’âme intérieure était censée permettre aux stoïciens de résister aux épreuves de l’existence (telles que la maladie ou le deuil), mais également à l’imposition d’un pouvoir tyrannique.
Ainsi, Epitecte distingue entre ce qui dépend de moi et ce qui ne dépend pas de moi. Cette force d’âme intérieure permet au philosophe de résister, y compris aux tortures qui pourraient lui être imposées par des pouvoirs tyranniques.
Aliénation au travail et intériorité subjective dans le capitalisme industriel. Néanmoins, la philosophie stoïcienne tend à réduire la question de l’exercice du pouvoir sur une subjectivité à une éthique individuelle. Pourtant, tant les pratiques esclavagistes que les violences sexuelles résultent de systèmes sociaux qui peuvent avoir pour conséquence la destruction même de l’intériorité des personnes.
La philosophe Simone Weil, dans son ouvrage La condition ouvrière, a bien perçu la manière dont ce qu’elle considère comme le pouvoir technocratique capitaliste – qui prend la forme du taylorisme – s’attaque à l’intériorité même des ouvriers. Ceux-ci effectuent un travail tellement aliénant qu’ils ne peuvent plus penser ou que, pour pouvoir supporter ce travail, ils doivent arrêter de penser.
La défense de l’intériorité ne constitue donc pas seulement un enjeu individuel, mais doit être, en tant que telle, l’objet d’une lutte collective.
Le nouvel esprit du technocapitalisme. Le nouvel esprit du capitalisme se distingue du capitalisme industriel par le fait qu’il mobilise la subjectivité des salarié·es. C’est ce que décrit par exemple la sociologue Marie-Anne Dujarier dans L’idéal au travail: il faut faire preuve d’esprit d’initiative et être créatif.
Mais comme le montrent les recherches sociologiques en psychopathologie du travail, cela se traduit par une augmentation des problèmes de santé mentale en relation avec le travail: troubles anxieux, burn-out… Cet état de fait est également lié à la continuité de plus en plus présente entre emploi et vie privée, du fait des nouvelles technologies.
De ce fait, on constate que les nouvelles formes d’organisation du travail menacent également l’intériorité subjective d’une manière inédite.
Industries du divertissement et intériorité subjective. Mais ce n’est pas uniquement dans le cadre de l’emploi que le technocapitalisme agit de manière délétère sur les subjectivités, c’est également durant le temps des loisirs. Cela est mis en lumière par l’«économie de l’attention». Il s’agit de capter l’attention des personnes considérées comme des consommateur·trices. L’objectif peut être de les exposer le plus souvent possible à des publicités en ligne de manière à les inciter à des actes d’achat. Cela peut être également de leur faire consommer et alimenter l’industrie du divertissement: séries télévisées, jeux vidéos, réseaux sociaux….
De quel temps est-il alors encore possible de disposer, en dehors du temps consacré à l’emploi et du temps colonisé par les industries du divertissement, pour pouvoir développer une intériorité subjective autonome?
L’arraisonnement de la subjectivité. Ce que l’on constate également chez les industriels du technocapitalisme, c’est le fantasme de pouvoir rendre totalement transparente l’intériorité subjective et de la contrôler. On peut constater l’intérêt depuis une dizaine d’années pour le «neuromarketing» ou encore les nudges digitaux.
L’«écologie de la subjectivité» désigne le fait de produire des milieux qui protègent les subjectivités de leur colonisation par le technocapitalisme.
Ce fantasme de pouvoir surveiller constamment les personnes sans qu’elles ne s’en rendent compte, ou de lire dans les pensées, n’est pas nouveau. On le trouve depuis longtemps dans les fictions, par exemple. Elles incarnent un imaginaire politique totalitaire.
La différence avec le passé, c’est que des neuroscientifiques prétendent pouvoir y parvenir et font des progrès en ce sens. On peut lire dans la presse le compte-rendu, par exemple, d’expériences neuroscientifiques sur la reconstitution d’images auxquelles pense une personne grâce à l’intelligence artificielle.
L’écologie de la subjectivité: champ de luttes en devenir. L’«écologie de la subjectivité» désigne le fait de produire des milieux qui protègent les subjectivités de leur colonisation par le technocapitalisme. De ce fait, l’écologie de la subjectivité constitue un nouveau champ de luttes en devenir. Il s’agit de lutter collectivement pour préserver nos subjectivités.
L’écologie de la subjectivité est liée à des conditions matérielles. Par exemple, on sait que la pauvreté économique a un impact sur les subjectivités. La nouveauté du technocapitalisme réside dans ses capacités d’arraisonnement de la subjectivité.
Cela signifie que la protection de la subjectivité n’est pas un problème individuel, mais qu’elle relève d’une question sociopolitique, car il s’agit de constituer des milieux qui ne dégradent pas les subjectivités, mais qui leur permettent de s’épanouir.
* Sociologue et philosophe de formation, ses recherches portent sur l’éducation populaire. Cofondatrice de l’IRESMO (Institut de recherche et d’éducation sur les mouvements sociaux), Paris, http://iresmo.jimdo.com