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«Chocolat, quand tu nous tiens…»

Prix d’écriture durable

Finaliste du concours de la Semaine de la durabilité UNIL-EPFL, Flavian Pichonnat retrace avec dérision la saga du groupe zurichois Barry Callebaut, no1 mondial du chocolat et des produits cacaotés, aujourd’hui adepte du capitalisme vert. L’occasion de voir comment, au détour du 21e siècle, les multinationales du cacao ont «appris que l’esclavagisme était un peu embarrassant…».

Vous ne connaissez peut-être pas son nom, ni son apparence, mais très probablement son goût. A vrai dire, il se peut, en tant que personne résidant sur le sol suisse, que vous le côtoyiez quotidiennement. Il s’agit du premier fabricant mondial de chocolat et de produits à base de cacao, dont le nom est Barry Callebaut, basé à Zürich. L’entreprise se targue d’approvisionner mondialement une fève de cacao sur cinq. Alors si vous êtes friand·e de chocolat, il est fort probable que vous soyez tombé·e sous la dent de la multinationale. Mais qu’importe, quand la production de cacao est connue pour être «responsable» vis-à-vis de la nature et que le travail et la traite des enfants dans cette industrie sont combattus depuis déjà vingt ans! C’est peu dire… Mais ne soyons pas mauvaise langue et allons visiter le merveilleux monde de Charlie et la Chocolaterie.

«Chocolat, quand tu nous tiens…»
«Le travail et la traite des enfants dans l’industrie cacaoyère sont combattus depuis… déjà vingt ans!.» Exposition Barry Callebaut à Zurich. KEYSTONE/Steffen Schmidt

Tout d’abord, un petit tour du propriétaire permet de mieux discerner qui est cette entreprise qui contribue à raviver les papilles gustatives de ses client·es. Ce monstre chocolaté résulte d’une fusion entre l’entreprise belge Callebaut et la française Cacao Barry en 1996. Les deux sociétés prirent naissance au milieu du XIXe siècle – une belle époque où l’esclavagisme permettait la montée en puissance d’industriels en Europe. De fait, ce n’était pas un hasard si la fabrication de mets chocolatés émanait de pays colonisateurs comme la Belgique et la France. Et que, de nos jours, les deux tiers de la production globale de cacao proviennent de la Côte d’Ivoire et du Ghana – deux pays qui furent colonisés. Il fallait tout de même bien trouver des débouchés commerciaux à une denrée alimentaire telle que le cacao! D’autant que les élites coloniales y prirent vite pris goût – avec un supplément de sucre. Or sa production à titre commercial ne pouvait se faire sans une mise en esclavage des populations colonisées en Amérique latine et en Afrique. Après tout, c’est l’art même de la production capitaliste: rendre désirable ce qui est visible, et invisible ce qui est indésirable.

De nos jours, le commerce du chocolat fait décidement recette: Barry Callebaut a engrangé 8,1 milliards de francs de chiffre d’affaires durant son année fiscale 2021/2022. Avec un profit net de 360 millions, les affaires tournent pour la multinationale qui se veut pionnière dans la fabrication de chocolat dit durable – histoire que les profits le restent aussi. Cependant, bien que l’entreprise ait une longue expérience dans la commercialisation du chocolat, elle semble avoir de la peine à se défaire de quelques habitudes (inhérentes?) issues de la production de son or brun. La culture industrielle de cacao impacte négativement son milieu naturel, en lien avec la déforestation ou l’utilisation de phytosanitaires. Sur le plan social, le travail des enfants dans la culture cacaotière semble être plutôt la règle que l’exception, qui plus est, les conditions de travail avoisinent celles de l’époque coloniale. Mais pour protéger son modèle d’affaires, Barry Callebaut s’est lancée dans la lutte pour un chocolat durable avec des résultats probants!

Quand les intentions se substituent aux actions

Comme toute entreprise responsable digne de ce nom, Barry Callebaut n’a pas attendu que les autorités américaines, ou plutôt les citoyens et les citoyennes, s’effraient que le cacao utilisé pour le chocolat soit produit par des esclaves. En fait si. C’est en 2001 que le protocole Harkin-Engel est signé par huit multinationales du cacao – dont Barry Callebaut, l’exemplaire Nestlé et ADM –, des agences américaines, des organisations non gouvernementales et par l’Organisation internationale du travail (OIT)1> www.publiceye.ch/fr/thematiques/negoce-agricole/travail-des-enfants-sur-les-plantations-de-cacao-deux-decennies-de-perdues. L’accord avait pour but que les entreprises prennent des mesures pour identifier et éliminer le travail des enfants. Sur une base volontaire, les mêmes multinationales qui profitent (financièrement) de l’exploitation d’êtres humains doivent alors résoudre des problèmes dits de société.

Mais la responsabilité d’une entreprise n’est-elle pas de maximiser les profits pour ses actionnaires, selon les dires d’un certain économiste américain, Milton Friedman, fricotant avec un certain dictateur chilien, Augusto Pinochet? Or, depuis que le travail esclavagiste est reconnu officiellement comme un problème, il semblerait que les entreprises aient pris à bras le corps la lutte contre le travail forcé. Il est vrai que, concrètement, le protocole Harkin-Engel n’incluait pas de lois contraignantes. Mais au moins les industriels ont-ils appris que l’esclavagisme était un peu embarrassant… L’esclavage moderne défini par l’OIT renvoie «aux situations d’exploitation qu’une personne ne peut refuser ou quitter en raison de menaces, de violences, de coercition, de tromperie ou d’abus de pouvoir»2>www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_855062/lang–fr/index.htm. Cela comprend le travail forcé et le mariage forcé; à l’échelle mondiale, le premier touche plus de 27,6 millions de personnes et le second 22 millions en 2021.

Mesurer pour prendre la température

Alors que le nombre de personnes soumises au travail forcé a augmenté de 2,7 millions entre 2016 et 2021, Barry Callebaut identifie mieux le nombre d’enfants qui «travaillent» dans la culture de cacao. Elle s’est fixé pour but d’éradiquer totalement le travail des enfants d’ici 2025! La volonté semble y être, en tout cas. Mais quelle est la solution proposée par la société? Selon son dernier rapport d’activité, «la solution ne réside pas dans l’arrêt des activités d’approvisionnement de ces régions, mais en évaluant, en contrôlant et en remédiant sur le terrain au risque d’implication des enfants dans le travail des enfants».3>Barry Callebaut. Forever Chocolate Progress Report. 2022.La fin de l’approvisionnement dans des zones ou pays à risque impacterait négativement le chiffre d’affaires de l’entreprise. Or une évaluation permet a posteriori de savoir si les fournisseurs font appel à l’esclavage moderne ou non, et ne s’oppose pas à l’intérêt des actionnaires.

En 2021, la multinationale a identifié 25 235 enfants travaillant dans sa chaîne de production. Une belle hausse de 18% par apport à l’année précédente! Cette augmentation est due au fait que l’entreprise a couvert un plus grand nombre de communautés – il existe peut-être d’autres raisons, mais qui sait? Par ailleurs, 100 743 fermier·ères ont été sensibilisé·es au travail des enfants par la fondation Cocoa Horizons, fondée en 2015 par… Barry Callebaut. Il est évident que c’est avec plaisir que des parents envoient leurs enfants travailler au lieu de leur offrir une éducation. Au moins maintenant, ils sauront que c’est mal… Quant à la mise en «esclavage moderne» des adultes, la question ne semble pas encore se poser sérieusement. Même s’il faut relever que l’entreprise souhaite sortir 500 000 cultivateur·rices de la pauvreté d’ici 2025 – une personne étant considérée dans le même rapport d’activité comme (extrêmement) pauvre lorsqu’elle a moins d’un dollar et 90 centimes par jour, selon la Banque mondiale. Cette mesure quantitative est bien pauvre, c’est peu de le dire.

Le jeu du chat et de la souris

La volonté de Barry Callebaut d’améliorer les conditions de travail des cultivateur·rices de cacao n’est plus à prouver. Elle souhaite même inverser la déforestation en lien avec la culture cacaotière. De fait, c’est bien 25% des matières premières «sourcées» [sélectionnées] qui ne contribuent pas à la déforestation. Il n’y a heureusement que 75% qui mettent à mal la biodiversité. Pour se donner une idée de l’ampleur du phénomène, ces trente dernières années se sont traduites par une perte du couvert forestier significative pour les deux pays gros producteurs de cacao: le Ghana a perdu 65% de ses forêts, tandis que 90% du couvert forestier de Côte d’Ivoire ont disparu4>Baromètre du cacao 2022.. Cela dit, il reste de la marge pour raser du terrain, pour une entreprise telle que Barry Callebaut.

En soi, l’entreprise se défend en disant que c’est le rôle des gouvernements de mettre en place un cadre légal adéquat pour éviter les dérives de la loi du marché. Elle n’a pas tout à fait tort. Mais les autorités suisses adoptent, à leur habitude, une approche volontariste, avec notamment la plateforme suisse du cacao durable. On serait presque tenté de croire que la multinationale incite les parlementaires à ne pas (trop) intervenir dans ses affaires. D’ailleurs l’entreprise est membre de Chocosuisse, la fédération suisse des fabricants de chocolat, dont le président appelait à rejeter l’initiative populaire «Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement» en 20205>www.letemps.ch/opinions/convient-rejeter-linitiative-entreprises-responsables-lutter-efficacement-contre-travail. Il faut comprendre ces multinationales, qui défendent leurs gagne-pain avec une dose de cynisme, deux doigts de propagande et quelques billets de banque. Finalement, il ne faut pas être fait en chocolat pour défendre ses intérêts financiers, quitte à mettre la responsabilité sur les becs à bonbons.

Prix d’écriture durable: «T’as lu?»

 

Notes[+]

2e prix ex aequo. Flavian Pichonnat vient d’obtenir son diplôme de Master en économie politique à l’Université de Genève.

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