Autre

«Cache-cache et rouleau compresseur»

Prix d’écriture durable

Finaliste du concours de la Semaine de la durabilité UNIL-EPFL, Grégoire Mottet constate, à travers une analyse critique où l’ironie point, que les multinationales suisses balancent entre l’art de la discrétion – souvent fiscale – et le jeu de la communication – forcément «responsable». Les affaires restent les affaires.

Critiquer une multinationale suisse n’est pas chose facile. Il y a maintes raisons à cela. D’abord, en Suisse, nos géantes nationales partagent une certaine tradition de la discrétion, pour ne pas dire du secret. Hormis certaines grandes enseignes, qui alimentent d’ailleurs la fierté patriotique, il existe une myriade d’entreprises dont le nom est plus ou moins inconnu du grand public, notamment dans le fructueux domaine du négoce de matières premières. Leur attention particulière à ne laisser traîner aucune information les concernant rend toute forme de connaissance à leur égard pratiquement impossible, à moins de choisir de les infiltrer ou de les espionner. Malheureusement, ces pratiques sont davantage utilisées par ces mêmes grandes entreprises que par les quelques groupes qui essaient de s’en approcher. En témoigne le scandale d’espionnage de l’association altermondialiste Attac par Nestlé dans les années 2000. Nous nous contenterons donc de citer quelques noms inconnus. Peut-être qu’au détour d’une rue verrez-vous un jour une discrète plaquette en or en bas d’un bâtiment indiquant ces locaux: André & Cie, Diethelm-Keller, Union Trading Company International, Volkart.

«Cache-cache et rouleau compresseur»
«Assurer que toutes les entreprises suisses cherchent à rester opaques est peut-être un peu exagéré et ne fait pas assez honneur aux sommes astronomiques englouties par leurs départements de com’»; centre d’affaires à Zoug. KEYSTONE/Sigi Tischler

En plus d’aimer le cache-cache, nombreuses sont les multinationales suisses à opérer offshore. Les mines d’Holcim sur la colline du Mormont ne sont qu’une infirme partie de l’activité du groupe. Nestlé possède tant d’entreprises qu’il faut un index alphabétique pour les lister. Une poignée produit réellement en Suisse. Glencore et ses collègues négociants ne font en Suisse que de l’administration, de la décision et de l’achat-vente sur des ordinateurs, dans des bureaux semblables à tant d’autres bureaux. Tous ceux-ci possèdent pourtant d’immenses terrains, mines, plantations, mais bien loin d’ici. Là où on trouve les précieuses matières premières ainsi qu’un «coût du travail» réduit. Comprendre: extractivisme et populations exploitées.

Ici, un petit aparté informatif: nombreuses sont les entreprises de par le monde qui ont choisi de déménager (leur siège, pas leur production évidemment – qui aurait idée de venir payer des salaires suisses?) pour bénéficier du calme suisse. Comprendre: pour bénéficier du paradis fiscal helvétique. Ainsi la Suisse a l’honneur d’héberger non seulement des compagnies fondées dans le pays, mais aussi des groupes internationaux ayant trouvé un refuge protecteur sur les rives du Léman ou dans des cantons à la légèreté fiscale encore plus prononcée, comme Zoug.

La machine est parfaitement huilée

Assurer que toutes les entreprises suisses cachent leurs activités et cherchent à rester opaques est peut-être un peu exagéré et, surtout, ne fait pas assez honneur aux sommes astronomiques englouties par les départements de com’ de plusieurs d’entre elles. L’agencement particulièrement fourni des pages d’accueil de sites internet force le respect. Le travail est propre et l’argumentaire se déroule comme un rouleau compresseur capable d’aplatir toutes les critiques. En prenant l’exemple (au hasard) de Nestlé, rien ne semble lui résister. Vous êtes préoccupé·e par le dérèglement climatique? Nestlé a une «road map» pour atteindre zéro émission CO2 en 2050. Nestlé lutte contre le gaspillage alimentaire. Nestlé a amené des panneaux solaires dans le désert. Vous trouvez que la place des femmes dans l’économie est une question importante? Nestlé pense aussi que ce sujet est central et place des femmes à des postes de «leader». Nestlé soutient une «politique de protection de la maternité». Les droits humains? Nestlé s’en occupe. Nestlé s’implique dans un programme de lutte contre le travail d’enfants. Nestlé reconnaît et supporte l’existence de syndicats libres.

Il y a de quoi être désarçonné·e par cette démonstration. Nestlé a tout prévu, a prédit toutes les critiques. La machine est parfaitement huilée. On en vient presque à se demander si l’entreprise cotée en bourse ne serait pas à l’avant-garde de la lutte pour un monde meilleur, plus égalitaire, plus vert, comme une véritable une œuvre humanitaire. Pourtant, il ne faut pas oublier qu’à côté du département com’, il y a nécessairement la section finances. Et celle-ci a un objectif légèrement différent. Son audience n’est pas la même. Elle n’a pas à convaincre des consommateur·rices un peu trop à cheval sur des «questions sociétales» ou des associations un peu trop regardantes. Ceux qu’elle doit convaincre, ce sont les investisseurs. Et ces gens-là ont une autre préoccupation directrice. Pour y voir clair, il suffit de cliquer sur l’onglet prévu pour les «investors», dans lequel le «financial performance highlight» occupe la place prépondérante. Ici ce ne sont plus des visages de personnes diverses et souriantes qui s’affichent, mais des graphiques gradués et des courbes dont la croissance ne doit en aucun cas connaître le moindre fléchissement. Il y a des chiffres et des pourcentages qui disent tous à peu près la même chose: la firme est rentable. Très rentable, depuis des années. Non loin, on aperçoit l’Executif Board de Nestlé. Ici, les visages-sourires sont toujours de mise. En revanche, ils sont nettement moins divers et nettement plus homme-blanc-de-60-ans-avec-costard-bleu.

Des petits procès personnels, gérés avec ses avocat·es et ses milliards personnels

Après avoir farfouillé un peu sur le site officiel, un détour vers d’autres pages – toujours important de diversifier ses sources! – permet de dévoiler des histoires qui ne trouvent étonnement pas leur place dans le discours rouleau compresseur officiel. Rapide tour d’horizon non exhaustif.

Il est déjà de notoriété publique que la savante idée de privatiser l’eau pour qu’enfin on en prenne soin a été formulée par Peter Brabeck, PDG de la multinationale de 1997 à 2008. La mémoire collective est une source suffisante pour commencer à se méfier.

Le Courrier remarquait en 2021 que Nestlé montait sur la troisième marche du podium de la course à la plus grande pollution plastique1>lecourrier.ch/2022/11/15/pollution-plastique-coca-pepsi-et-nestle-sur-le-podium/. En partant de cette position, on comprend que diminuer ses emballages ne doit pas être si difficile, tant la marge de progression est grande. S’en vanter par contre relève un peu de la mauvaise foi. Solidar Suisse rapporte que Nestlé est un des plus grands producteurs d’huile de palme, dont chacun·e sait que la production détruit les sols. Sait-on aussi que nombre de ses exploitations fonctionnent grâce au travail d’enfants? 2>solidar.ch/fr/nestle-importe-de-l-huile-de-palme-issue-du-travail-force-et-du-travail-des-enfants/ Attac, l’association infiltrée par Nestlé-même, liste le nombre faramineux de conflits du travail dans lesquels le groupe s’est illustré par son désintérêt – c’est un pléonasme – pour les droits de ses employé·es: en Corée du Sud, en Colombie, aux Philippines, en Chine, licenciements de masse, intimidations des travailleur·euses pour les empêcher de se syndiquer, répression de manifestations, licenciement systématique des ouvrier·es syndiqué·es, collaboration avec des camps de travail forcé.

On peut presque se demander si les haut·es dirigeant·es de la firme ont seulement conscience de toutes ces affaires? Si oui, comment vivent-ielles au quotidien, sachant que leur géant casse, fracasse et exploite? Si non, peut-on faire confiance à un bateau si monstrueux qu’il ne se connaît pas lui-même?

Indépendamment du fait de savoir comment ces hauts cadres gèrent cognitivement leur rôle dans cette machinerie, prenons un peu soin de nous: en effet c’est dur de ne pas devenir schizophrène face à des informations diamétralement contradictoires. Nestlé versus ONGs critiques, une de ces deux équipes est nécessairement en train de raconter n’importe quoi dans le plus grand des calmes… Mon intuition me porte à croire que l’invention marketing est plutôt du côté de…

Si la multinationale suisse a trempé dans un nombre conséquent d’affaires peu reluisantes, n’oublions pas qu’elle se bat sur un marché peuplé de nombreuses autres firmes transnationales poursuivant des politiques très similaires. Chacune a ses petits procès personnels qu’elle gère avec ses avocat·es et ses milliards personnels. Mais ce que toutes ont en commun, c’est l’inaccessibilité à leurs postes de direction et leurs espaces de décision pour le «bas peuple». Les multiples «headquarters», tours d’ivoire dans le style des bâtiments de Nestlé à Vevey (majestueux, spacieux, impérieux), accueillent toute une population conformiste de cadres formé·es dans des écoles d’économie occidentales. Ces cadres sont élu-es par des actionnaires au profil similaire, avec pour seule différence marginale la hauteur encore plus astronomique de leur fortune.

Il s’agirait peut-être de sortir de l’anachronique suffrage censitaire toujours d’actualité dans toutes les structures actionnariales: 1 dollar, une voix. Corollaire: 0 dollar, 0 voix. Il est notoire que les personnes ayant investi la somme suffisante dans des grandes entreprises pour pouvoir y faire entendre leurs opinions ne sont pas pléthore. Si Nestlé se voulait réellement inclusive, elle pourrait laisser un droit de parole et de décision à ces populations – si diverses! comme se plait à se vanter la firme – qui travaillent pour elle.

Prix d’écriture durable: «T’as lu?»

Notes[+]

2e prix ex aequo. Grégoire Mottet est étudiant en première année de Master de sciences politiques à l’UNIL.

Autre Grégoire Mottet Prix d’écriture durable

Connexion