Chroniques

Les imaginaires du technocapitalisme libéral

L'actualité au prisme de la philosophie

On pense parfois que les élites économiques et politiques sont climatosceptiques, à l’image de Donald Trump, ou encore peu conscientes des problèmes écologiques. Mais l’on peut se demander aussi si elles n’adhèrent pas plutôt à leurs propres conceptions de la transformation ­sociale et écologique.

L’éco-modernisme. En 2015 est publié un manifeste éco-moderniste. Ce courant prétend que les innovations technologiques seront en mesure de produire des solutions concernant la crise écologique. Il ne s’agit pas de réduire la croissance économique et d’aller vers des low-tech, mais au contraire de parier sur l’économie de marché et sur les high-tech. L’objectif étant d’effectuer un découplage entre le «progrès» technocapitaliste d’une part et l’impact de l’économie et de la technologie sur la planète de l’autre. Il serait de ce fait possible de parler d’un «bon anthropocène».

On trouve une telle thèse défendue dans un ouvrage du philosophe et ancien ministre de l’Education nationale française, Luc Ferry, Les
7 écologies
(L’Observatoire, 2021). Pour l’auteur, les défis écologiques ne doivent pas se résoudre en renonçant au mode de vie technocapitaliste mais, au contraire, en misant sur une technologie de pointe.

En passant, il est intéressant de noter que les innovations en matière d’intelligence artificielle qui impressionnent actuellement l’opinion publique – ChatGPT entre autres – sont très ­coûteuses en énergies non renouvelables.

 

Le transhumanisme. Le même Luc Ferry s’était déjà illustré dans une défense du transhumanisme: La révolution transhumaniste (L’Observatoire, 2016). Plusieurs auteurs et autrices ont souligné comment l’imaginaire des patrons des industries du numérique de la Silicon Valley s’appuyait sur le transhumanisme et l’idée d’un être humain augmenté. C’est le cas par exemple d’Agnès Zevaco, dans Voyage au centre la tech (Diateino, 2018) ou encore de Nathanaël Wallenhorst, dans Qui sauvera la planète? (Actes Sud, 2022). La tentative actuelle d’Elon Musk de concevoir un implant cérébral avec son entreprise Neuralink se situe dans cette perspective.

Le pouvoir instrumentarien. Théorisé par la chercheuse Shoshana Zuboff, dans L’âge du capitalisme de surveillance (Zulma, 2018), le «pouvoir instrumentarien» désigne un projet implicite qui se dessine à travers la captation des données personnelles par les géants de l’Internet. Grâce à ces données, ces entreprises pourraient être capables de connaître les individus mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, de prévoir leurs comportements et de les orienter sans même qu’ils en aient conscience.

Pour théoriser le pouvoir instrumentarien, l’autrice s’appuie sur la vision «utopiste» du psychologue B.F. Skinner, développée dans son roman Walden II écrit en 1945. Ce dernier imagine une société futuriste dans laquelle les comportements sont orientés par une approche scientifique et où la démocratie a disparu. Cette utopie a d’ailleurs influencé des communautés intentionnelles aux Etats-Unis, comme le montre Michel Lallement dans son ouvrage Un désir d’égalité (Seuil, 2019).

Zuboff rapproche également le pouvoir instrumentarien des «nudges» et du «paternalisme libéral». Les nudges («coup de pouce») sont un ensemble de techniques qui permettent d’orienter le comportement des personnes sans qu’elles en aient conscience. Richard Thaler et Cass Sunstein ont théorisé l’idée que les nudges sont tout à fait compatibles avec le libéralisme, et donc le respect de l’autonomie des sujets. Mais, cette thèse ne fait pas l’unanimité chez les chercheurs et ­chercheuses.

L’altruisme efficace. L’«altruisme efficace» est une théorie morale d’inspiration utilitariste dont le philosophe Peter Singer a donné un aperçu dans son ouvrage éponyme (ed. Les Arènes, 2018). Selon cette théorie, les dons philanthropiques devraient être orientés uniquement vers les organisations qui se montrent les plus efficaces sur le plan de leur intervention. Cette conception repose entre autres sur une analyse comparée de l’efficacité de l’action des différentes ­organisations.

Cette théorie de l’altruisme efficace rencontre également un succès auprès des patrons de la Silicon Valley qui, considérant que la technique se caractérise par son efficacité et que leurs industries visent à créer de l’innovation technique, estiment que leur action relève de l’altruisme efficace1>Lire à ce sujet Thibault Prévost, «‘Long-termisme’: les milliardaires remplacent la charité par le transhumanisme», Arrêt sur images, 22 mai 2022..

Quelle vision du monde? Ce qui se dégage de cet ensemble est une vision du monde dominée par la croyance en la capacité de l’économie de marché capitaliste et de la technologie de pointe d’apporter une solution à tous les problèmes de l’humanité. Mais, alors que la liberté économique est valorisée, les libertés politiques et le respect de la vie privée ne constituent pas des valeurs fondamentales de cette conception. Se dessine l’imaginaire d’une philosophie libérale paradoxale, où la liberté économique se trouve découplée des libertés individuelles et politiques.

Notes[+]

*Sociologue et philosophe de formation, ses recherches portent sur l’éducation populaire. Cofondatrice de l’IRESMO (Institut de recherche et d’éducation sur les mouvements sociaux), Paris, iresmo.jimdo.com/

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