Chroniques

Sur une brochure d’Uniterre (2/2)

Carnets paysans

J’ai écrit ici le mois dernier1>Lire la première partie, parue le 23 février 2023.tout le bien qu’on peut penser de la brochure publiée par Uniterre sous le titre La terre à celleux qui la cultivent2>La brochure peut-être commandée auprès d’Uniterre et téléchargée ici: uniterre.ch/fr/la-terre-a-celles-et-ceux-qui-la-cultivent-une-urgence-pour-lavenir-de-nos-systemes-alimentaires/. Je voudrais profiter de cette parution pour montrer à quel point l’absence de pluralisme dans la représentation professionnelle des paysannes et des paysans pèse sur les possibilités de développer des pratiques agricoles libérées de la domination de l’industrie.

La brochure d’Uniterre a été réalisée par un groupe essentiellement bénévole qui a approfondi des sujets aussi ardus que le droit foncier rural, le droit de l’entreprise agricole, etc. Pour que l’outil qui résulte de ce travail s’inscrive dans la durée, il faudra suivre les évolutions législatives et mettre à jour la brochure en conséquence. Pour que les pistes développées soient connues au-delà d’un cercle restreint, il faudrait accompagner sa diffusion auprès des candidates et des candidats à l’installation agricole. Or, Uniterre ne dispose que d’un peu moins de trois équivalents temps plein salariés et de la bonne volonté de ses membres.

Face à ces faibles moyens, l’organisation professionnelle hégémonique, l’Union suisse des paysans (USP), bénéficie, selon son site Internet, d’un budget annuel de 17,4 millions de francs, dont 5,8 millions proviennent de «contributions versées par les familles paysannes». Cette expression est trompeuse, car le système est un plus complexe. Les agriculteurs et les agricultrices adhèrent aux associations agricoles cantonales notamment parce qu’elles proposent toute une panoplie de services (comptabilité, formations, appui juridique, etc.). Sur la base de ces adhésions – et souvent sans que le renouvellement annuel soit notifié aux adhérent·es – la Confédération verse aux associations cantonales ou sectorielles des sommes importantes que ces associations reversent à l’USP.

Ce système défavorise énormément les petites organisations comme Uniterre ou l’Association suisse des petits paysans, car leurs membres paient effectivement une cotisation, alors qu’ils et elles n’ont souvent pas connaissance du montant (bien plus élevé) que la Confédération paie pour eux à l’USP. En 2016, l’ancien directeur de l’association faîtière justifiait ce système en répondant à un journaliste de La Cité qu’«il est normal que tous participent, car tous profitent de l’action politique de l’USP »3>Lire par exemple les chroniques «Qui fait la politique agricole?», 7 novembre 2019 et «En campagne», 28 janvier 2021.. Mais rien n’est plus faux, comme j’ai eu l’occasion de le montrer ici à plusieurs reprises4>Bernard, «Lobby paysan, pouvoir suisse», La Cité, 4 février 2016. www.lacite.info/politiquetxt/2016/02/04/lobby-paysan-pouvoir-suisse.

L’historien Philippe Gratton écrivait que «c’est grâce à la notion d’unité paysanne que la bourgeoisie française a réussi à maintenir sous sa férule idéologique l’ensemble des couches les plus exploitées des campagnes. »5>Philippe Gratton, Les paysans français contre l’agrarisme, Maspero, 1972, p. 9. En France, cette notion d’unité paysanne a été attaquée avec un certain succès tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Ces attaques ont permis de faire exister un pluralisme dans la défense des intérêts des différentes classes de paysannes et de paysans. Ce pluralisme est soutenu financièrement par les pouvoirs publics en fonction des résultats des élections aux chambres départementales d’agriculture, ce qui permet à des équipes solides de salarié·es d’accompagner la mise en œuvre du projet politique de l’agriculture paysanne par un travail d’organisation syndicale et par des formations techniques, de l’appui individuel, de l’aide à l’installation, etc.

Il est très peu probable que l’Union suisse des paysans connaisse une scission telle que celle qui a mené à la constitution de la Confédération paysanne en France, car la démocratie interne y est pratiquement absente. C’est pourquoi il semble urgent d’envisager une réforme de la répartition du soutien financier de la Confédération aux organisations professionnelles agricoles. C’est à ce prix que des publications comme La terre à celleux qui la cultivent pourront se multiplier et acquérir une véritable efficacité contre l’agriculture industrielle.

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