Contrechamp

Un postcapitalisme à inventer

Aller plus loin qu’une collection de projets alternatifs, en y ajoutant une boussole. Mu par une perspective de dépassement du système capitaliste, le Groupe postcapitalisme romand s’est donné pour mission d’élaborer des «alternatives globales» capables de structurer un «imaginaire collectif». En posant la question des structures économiques et sociales à privilégier.
Un postcapitalisme à inventer
«Après les bourgeois, les bourgeons du postcapitalisme», pancarte d’une mobilisation antigouvernementale, Paris, avril 2018. FLICKR-CC/ DOUBICHLOU14
Idées

L’ère du capitalisme touche-t-elle à sa fin? Cette question peut surprendre, alors que le fossé des inégalités entre les super riches et la majorité de la population ne cesse de grandir (au profit des premiers), que l’économie de marché et la société de consommation s’étendent et qu’aucun virage sérieux ne semble être pris par les Etats réunis lors des dernières conférences mondiales sur le climat. La célèbre formule qu’il est aujourd’hui plus aisé d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme semble ne rien avoir perdu de son acuité. 1>Phrase qui revient à Fredrik Jameson, dans Seeds of time, Columbia University Press, 1994

Pourtant, et paradoxalement, la domination du couple capitalisme libéral/Etat-nation ressemble à une victoire à la Pyrrhus. Le duo ne peut plus cacher à quel point il se révèle incapable de faire face aux défis de notre époque face à la crise écologique annoncée. La colère émane aujourd’hui autant des hautes classes bien informées et anxieuses que des laissé·es pour compte, et elle ne cesse de croître. Pour cause: figé dans le système du capitalisme néolibéral, qui ne répond ni aux attentes sociales, ni aux enjeux posés par les limites écologiques de la planète, le désespoir grandit à mesure que les probabilités d’échapper à un scénario catastrophe s’amenuisent, en particulier pour les moins bien loti·es. Un phénomène qui engendre une certaine forme de désillusion générale et de repli sur soi.

Comme le résument le philosophe Miguel Benasayag et la journaliste Florence Aubenas: «En 1900, l’ouvrier d’‘avant-garde’ pensait que la solution collective était d’agir ensemble, en syndicat ou en parti, et qu’on allait ainsi renverser les patrons et construire un nouveau monde. Dans la dernière partie du XXe siècle, cette solution va être historiquement supprimée: l’échec des idéologies comme moteur social déconstruit le collectif, et le système néolibéral apparaît si fort que l’idée même de mutation semble inconcevable. La chute du modèle révolutionnaire a conduit à une sorte de sidération, où nous nous sentons condamnés à l’injustice à perpétuité. La seule issue est la fuite individuelle. […] Ce n’est plus le monde qu’on veut changer, c’est sa vie à soi.» 2>Florence Aubenas et Miguel Benasayag, Résister, c’est créer, éd. La Découverte, 2002, pp.85-86

Un sentiment de révolte

L’absence d’espoir de changement collectif et systémique produit l’acceptation passive, résignée, ou le sentiment d’impuissance, avec son lot de frustrations et de colères qui ne cherchent qu’à s’exprimer. Cet état dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui est symptomatique d’une génération post-soviétique, sortie des combats idéologiques qui ont jalonné le XXe siècle. Une génération marquée autant par la thèse de la «fin de l’histoire» de Francis Fukuyama, pour qui «le point final de l’évolution idéologique humaine est l’universalisation des démocraties libérales occidentales comme ultime forme des gouvernements humains»3>Francis Fukuyama, «The end of History?», in The National Interest, été 1989., que par le déclin postmoderne de la croyance populaire en de grands récits universels et porteurs d’une idée rationnelle. Le visage du capitalisme est devenu pour ainsi dire la seule réalité dans nos sociétés depuis bientôt trente ans, si on excepte le modèle ambivalent à la chinoise et quelques autres comme Cuba et la Corée du Nord, ainsi que les expériences révolutionnaires au Chiapas et au Rojava, qui restent dans un équilibre instable.

Le remède à cette sidération pourrait être de chercher à dépasser les blocages apparents. Autrement dit de penser le monde d’après. En effet, si on part du principe que la société libérale, sous sa forme capitaliste, peut être dépassée, il s’agit de réfléchir par quoi elle pourrait être remplacée. La visualiser pour amorcer le changement.

C’est la question qui se trouve à l’origine du groupe de réflexion «Postcapitalisme romand», ou PK. Un collectif né du constat que la gauche s’interdisait trop souvent de penser l’après-capitalisme4>Cf. Christophe Koessler, «Chemins de la transition», http://postcapitalisme.ch/29352-2/: «On critiquait le capitalisme, mais quand on nous posait la question par quoi le remplacer, on restait sans réponse. C’est dans ce but qu’a été fondé PK» explique Christophe Koessler, membre fondateur du groupe [également journaliste au Courrier], qui réunit une quinzaine de personnes de différents cantons romands depuis 2014. Le constat est fait que la critique du système, si présente aujourd’hui, atteint ses limites. Caroline Meijers, également à l’origine du groupe, voit dans la démarche un aspect tactique: «[…] je ne pense pas qu’en se concentrant sur des critiques uniquement, il est possible de mobiliser beaucoup de gens dans la société, ce qui est nécessaire pour détruire le capitalisme. Pour être motivé·e à se battre contre quelque chose, il faut être convaincu·e qu’autre chose est possible et désirable.»5>Cf. Caroline Meijers, «L’importance de la relance des idées utopiques», http://postcapitalisme.ch/idees-utopiques-meijers/

Syndicalistes, étudiant·es, écologistes, anarchistes, militant·es alternatif·ives, plusieurs horizons de la gauche s’y retrouvent et se réunissent une fois tous les deux mois environ pour discuter de possibles propositions alternatives politiques et économiques, toutes et tous convaincu·es que l’absence de projets cantonne leurs engagements respectifs dans une position défensive et, le plus souvent, sans rupture claire de paradigme. Dans la démarche se ressent le besoin d’aller plus loin qu’une collection de projets alternatifs, pour y ajouter une boussole, symbole du mouvement. «Sans boussole, sans ‘imaginaire collectif’, sans une idée des structures économiques et sociales que nous souhaitons à large échelle, nous ne pourrons jamais mobiliser suffisamment de personnes pour les créer, et nous ne pourrons pas en prendre le chemin. Comment avancer si nous ne savons pas un peu plus précisément ce que nous voulons?»6>Tiré de la page https://postcapitalisme.ch/qui-sommes-nous/

Le groupe PK n’espère pas des réponses toutes faites, pas plus de recettes miracles, mais des possibles à explorer et à tenter. Il cherche, il tâtonne, imagine, étudie et surtout partage pour permettre aux idées de se diffuser et de grandir. Fédération politique et agricole-industrielle de Proudhon, modèles autogestionnaires, économie participative développée par Michael Albert ou municipalisme libertaire de Murray Bookchin: les propositions sont débattues, critiquées puis partagées sur le site* du groupe. La démarche espère renouveler l’imaginaire d’un meilleur futur possible, montrer que des alternatives globales crédibles existent face au système économique dominant, mais aussi sortir du registre négatif, oppositionnel. Avec l’ambition que de la collaboration entre toutes ces forces, hors des guerres de chapelles, puisse émerger des chemins pour sortir enfin du capitalisme et nourrir une mise en pratique.

La guerre des imaginaires

Poser la question de la représentation d’une société hors du capitalisme est un acte militant qui tend à se répandre. Nous faisons face à «une guerre des imaginaires», pour reprendre une formule récemment diffusée par l’auteur de science-fiction Alain Damasio7>«Il y a aujourd’hui une guerre des imaginaires où, par exemple, le transhumanisme essaie de postuler un certain type de futur. En tant qu’écrivain de SF, je dois mettre en place des imaginaires qui rendent désirable autre chose.», Socialter, No 29, juin 2018, www.socialter.fr/article/alain-damasio-rendre-desirable-autre-chose-que-le-transhumanisme-1. Une guerre qu’il s’agit de nourrir par d’autres récits, d’autres possibles. Penser le postcapitalisme revient à se poser cette question fondamentale du monde dans lequel nous pourrions et voudrions vivre. Que ce soit en termes de ressources, d’aptitudes, de potentialités, mais aussi en termes de désir, d’aspiration humaine et de réalisation personnelle et sociale. Il est nécessaire aujourd’hui non pas de prévoir, mais bien de penser le futur pour aider à s’extraire du présent et du sentiment d’impuissance qu’il génère. Activer la tension émancipatrice entre «ce qui est» et «ce qui pourrait être», pour reprendre les mots de Murray Bookchin. Le but n’est pas de rester dans l’imaginaire ou dans l’utopie abstraite, mais de ne plus avoir peur de celle-ci et de s’enrichir de ses apports. La contestation aujourd’hui a faim, et elle se nourrit d’utopies.

Notes[+]

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