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Incapable de faire fausse route

«Il n’est pas tant question de théorie que d’idéologie, de vision que de visée.» Alexandre Chollier revient sur la récente conférence à Genève de Steven Pinker, professeur de psychologie à Harvard.
Idées

Apologue convaincu du «progrès», défenseur autoproclamé de la raison scientifique et de l’humanisme, il n’est guère étonnant que le cognitiviste Steven Pinker, auréolé de son statut d’intellectuel parmi les plus influents au monde, ait été invité à donner une conférence à l’université de Genève [le 14 octobre]. A mesure que les théories de l’effondrement se diffusent plus largement dans la société, ses propres thèses semblent gagner mécaniquement en attrait. Mais comme n’importe quelle théorie, et peut-être plus que toute autre, celle-ci mérite un rapide examen.

Passons outre le titre de sa conférence («Pourquoi notre monde se porte mieux») où l’absence de point d’interrogation vient l’affranchir de tout réel questionnement, passons également sur sa défense indirecte des inégalités – elles n’auraient prétendument jamais empêché de vaincre la pauvreté! – pour nous intéresser à l’angle mort de sa théorie: l’importance centrale des marchés et le rôle crucial qu’y tient l’homo œconomicus.

Dans son dernier ouvrage, Le triomphe des Lumières: pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme (Les Arènes, 2018), Steven Pinker manque rarement de répéter son credo: «Les idéaux de la raison, de la science, de l’humanisme et du progrès exigent un soutien sans faille». Ce qui apparaît indirectement, mais non moins distinctement, c’est que le progrès économique n’est rien moins qu’impératif et que le marché, en laissant se développer naturellement l’égoïsme, autrement dit «la préférence des gens», est la courroie de transmission essentielle des changements prenant place dans une société donnée. Ainsi va-t-il de soi qu’il faille par exemple «faire en sorte que ce soient des milliards de personnes qui décident de la meilleure façon de préserver le climat, en tenant compte de leurs valeurs et de l’information véhiculée par les prix».

Ce qui rend plus difficile l’identification de cet angle mort, c’est que dans le même temps il n’hésite pas à critiquer les «écogestes» individuels; laissant entendre que nous aurions en tant qu’individus du mal à penser les problèmes environnementaux à leur juste échelle, et que ces actions vertueuses nous «détournent du défi colossal auquel nous sommes confrontés». Mais Steven Pinker, outre le fait qu’il passe sous silence les incitations étatique et marchande de ces actions, n’en est jamais à une contradiction près, et peut donc affirmer quelques pages plus loin que la décarbonation de l’économie est le résultat naturel de la préférence individuelle.

«Décarbonation», voici un autre maître-mot de sa démonstration. S’y intéresser c’est comprendre pêle-mêle que brûler du pétrole est préférable à brûler du bois, que l’énergie nucléaire est littéralement sans carbone et doit être considérée comme une énergie sûre – en comparaison, l’énergie issue du pétrole tuerait par kilowatt d’électricité produite 243 fois plus! – et surtout illimitée, sachant que la quatrième génération de réacteurs laisse espérer une «machine à mouvement perpétuel» ne produisant aucun déchet… Les défenseurs de l’énergie nucléaire étant nombreux dans le camp des écopragmatistes – Stewart Brand, James Hansen, James Lovelock ou Jared Diamond pour les plus connus – la surprise n’est pas de mise. Pas plus en vérité lorsqu’il s’agit de remarquer qu’à l’aide de faits «objectivés», de données statistiques savamment choisies et isolées, rien n’est en définitive impossible aux partisans du Progrès.

C’est aussi pour cette raison que Steven Pinker n’a nul besoin de recourir à la magie pour affirmer sans ciller que la «protection de l’environnement est compatible avec la croissance économique», qu’il existe un degré optimal de pollution et que le processus de dématérialisation numérique est un «ami de la Terre»…

Si la société que défend le plus objectivement du monde – et le cœur sur la main – le cognitiviste canadien paraît réellement incapable de faire fausse route, c’est qu’ici il n’est pas tant question de théorie que d’idéologie, de vision que de visée. Pris d’une peur panique de tout ce qui viendrait contredire leur propre lecture de l’histoire, les tenants du néolibéralisme ânonnent mantras sur mantras. Ils tentent, comme l’a fort justement remarqué Dominique Bourg dans Le marché contre l’humanité (PUF, 2019), de nous convaincre que le marché en tant que supposée «instance suprême, neutre et impartiale» ne peut qu’orienter la société vers ce qu’il y a de meilleur.

Qu’ils cherchent à se convaincre eux-mêmes en même temps que le grand public ne fait aucun doute. Que, ce faisant, ils provoquent malgré eux un sursaut de conscience critique est signe que l’édifice est bien plus fragile qu’on ne le pense.

L’auteur est géographe et enseignant.

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