Chroniques

«C’est bien bien de la merde, votre truc»

Écrire, l’air de rien

Parfois, cela ne fonctionne pas. J’arrive avec la même énergie que d’habitude mais rien ne prend. Autour de la table, les esprits sont ailleurs. Trop de tristesse, trop de préoccupations, trop de colère: quelque chose maintient les personnes loin de l’univers dans lequel je leur propose d’embarquer. Il est des jours où l’on reste à quai.

Un matin, j’arrive dans un foyer où vivent des adolescents «à besoins multiples». Entendez par là: pour qui de nombreuses choses ont été tentées mais rien n’y fait, leur vie se cantonne à une succession d’échecs et de violences. Ces garçons ont fini par se persuader qu’ils n’y arriveraient jamais. Au quotidien, des éducateurs et des éducatrices essaient de les convaincre du contraire même si, il faut bien l’avouer, c’est parfois dur de trouver de l’espoir dans cette tempête de problèmes.

Ce matin-là, cinq adolescents sont censés participer à l’atelier mais seuls deux d’entre eux ont réussi à émerger de leur chambre. Charaf, un jeune de quinze ans aux yeux verts craintifs, s’installe à une chaise, ses chaussettes frottant contre le vieux parquet d’un geste nerveux. Kylian déboule dans la pièce, lui jette un regard qui lui signifie qu’il doit baisser les yeux, alors il le fait, Charaf, il baisse les yeux. Le rouge lui monte aux joues et l’éducatrice et moi feignons de ne pas le remarquer pour ne pas alourdir sa gêne.

«Mets des chaussures, wesh, on dirait Yannick Noah, là» aboie Kylian à Charaf. Puis il se tourne vers moi, fait claquer un mièvre «bonjour Mââdame» et s’installe, les jambes largement écartées. J’essaie de lancer l’atelier, mais il ne m’écoute pas. Dans ma boîte de crayons, il a saisi un porte-plume et c’est le seul objet de son attention: «On doit pouvoir planter quelqu’un avec ça. Tu veux pas me le donner?» Au bout d’une dizaine de minutes, on arrive enfin à se lancer, mais l’ombre menaçante de Kylian empêche Charaf d’écrire. Dès le premier mot tenté sur le papier, Kylian le recadre: «T’as écrit quoi comme connerie?» A nouveau les yeux baissés, le rouge aux joues, le frottement des chaussettes sur le parquet. Le stylo lui tombe des doigts.

Un troisième adolescent entre soudain dans la pièce, fait claquer la porte derrière lui. «Y’a quoi ici?» «Viens, assieds, toi», je tente. Et je lui propose une chose, une tout petite chose, un mot à écrire sur un papier minuscule, préalable à ce que je souhaite dérouler ensuite, mais il ne m’en laisse pas l’opportunité: «Putain, c’est bien bien de la merde, votre truc.» Il se lève et se dirige vers la porte. Il est resté assis vingt secondes à peine. Je tente de le reprendre: «Tu peux trouver que ce n’est pas intéressant, mais essaie de rester poli. Je ne suis pas là pour me faire insulter.» Il claque la langue d’un son sec: «J’ai pas été poli, là? Viens pas me faire chier parce que là, tu verras ce que c’est quand je suis pas poli.» Kylian éclate de rire, son téléphone sonne au même moment, il prend l’appel, se lève et sort. On reste avec Charaf, qui prend une grande inspiration, sans doute un peu moins discrète que ce qu’il aurait voulu. Il annonce qu’il remonte dans sa chambre.

L’atelier, prévu pour deux heures, aura duré trente minutes. Sur le chemin du retour, je n’allume pas l’autoradio, conduis en silence sur une autoroute déserte. Les nuages au loin s’assombrissent et sapent les dernières traces de bonne humeur qui auraient pu persister. Aujourd’hui, c’est raté. Ce n’est pas grave. Ça arrive. Je sais que d’autres ateliers suivront et me confirmeront que tout ceci a du sens. Qu’il ne faut pas abandonner.

* Journaliste et autrice.

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mercredi 14 septembre 2022

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