Chroniques

«C’est pour ça que je viens»

Écrire, l’air de rien
Quand j’interviens en détention, il faut toujours que je m’attende à ne pas pouvoir faire l’atelier comme je l’avais prévu. De multiples obstacles peuvent freiner mon entrée dans la salle d’activité: mon nom n’est pas sur la liste, du retard a été pris pour l’entrée des familles au parloir et elles sont prioritaires, ou je reste coincée pendant des dizaines de minutes dans un «sas», un morceau de couloir coincé entre deux lourdes portes de métal. Du côté des participants, c’est la même chose: une erreur dans les listes de noms, une absence du surveillant en poste dans la partie dédiée aux activités culturelles ou une cellule en feu dans leur aile peuvent les empêcher de venir à l’atelier. Parcourir la centaine de mètres, de la porte d’entrée à la salle, pour moi, de la cellule à la salle, pour eux, peut prendre des heures. Et parfois, on n’y arrive même pas: je reste dehors ou ils restent enfermés, et nous ne pouvons pas nous rejoindre.

Ce matin-là, je suis arrivée dans la salle d’activité à peu près sans encombre: vingt minutes entre la porte d’entrée de la maison d’arrêt et la salle d’activité, c’est un temps raisonnable. Je suis seule dans la salle. Je les attends. Un carré de soleil cisaillé de barreaux verticaux s’imprime sur le mur beige. Juste en dessous, des chaises d’écoliers à la peinture écaillée attendent les participants, sagement rangées. Trente minutes passent. Je m’enquiers de leur sort auprès de la surveillante: il semblerait qu’il y ait un problème au pavillon B. D’accord, je dis, je vais attendre encore.

Ils finissent par arriver, au compte-gouttes, certains énervés, d’autres résignés: ils n’ont plus la force de la colère. Le surveillant, ce jour-là, ne voulait pas leur ouvrir les cellules. On ne sait pas bien pourquoi. Ils ont tambouriné et crié longtemps avant qu’enfin, quelqu’un leur ouvre. Ensuite, ils se sont retrouvés coincés dans un sas, ce qui a aggravé leur retard. Ils s’excusent, je réponds que je sais que ce n’est pas de leur faute, que ce n’est pas grave, ils s’excusent à nouveau, «quand même, tu viens pour nous et on n’est pas là, le seum». Puis on s’y met, assis en rond sur nos chaises écaillées.

Rafael soudain surgit dans la pièce, le visage en feu, «putain, j’en peux plus», il dit, «c’est pas possible cet endroit. Ils vont tous nous rendre dingues. Ici, on entre normaux et on sort tarés, frère, il voulait pas m’ouvrir alors que je suis inscrit à l’activité, j’ai tambouriné comme un ouf, il sait que j’attends et il m’ouvre pas, putain». Il gonfle les joues, comprime ses lèvres, fait quelques allers-retours dans la pièce qui, parce qu’elle est minuscule et lui gigantesque, l’oblige à changer de direction tous les deux pas: «Je vais péter les plombs.»

J’attends un peu, puis je tente: «Je ne peux pas imaginer la colère qui est la tienne. Mais ce qui est beau, parfois, quand on écrit, c’est que justement, on part un peu ailleurs, qu’on laisse un peu loin la prison. Alors, est-ce que tu te sens la force de prendre le carnet et d’embarquer ailleurs ce matin?»

Il plante ses yeux dans les miens. Sourit. Soupire. «Bien sûr. C’est pour ça que je viens.»

Il attrape son carnet, se met à jour sur ce que j’ai proposé en chuchotant avec son voisin et se met à écrire. Les voilà tous les huit, huit corps de boxeurs lovés sur leur petit carnet posé sur une cuisse. Nous parviennent les sons brouillés des talkies-walkies, les cris qui percent à travers les fenêtres des cellules, les clacs lourds des portes en métal lorsqu’elles retombent sur leur châssis. Et au-dessus, témoin discret du voyage sans prétention qu’on essaie de mener toutes les semaines, le tout petit son irrégulier des pointes de stylos sur les pages.

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